Socialisme théorique
Unanimement condamné depuis sa parution en 1899 par les communistes de toutes tendances, ce livre « évolutionnaire » voulait identifier « les vestiges de la pensée utopique dans le socialisme ». Avec des fortunes diverses, l’exécuteur testamentaire d’Engels critique l’espérance en l’effondrement économique du système ou en la disparition des classes moyennes ; la théorie de la valeur-travail, qu’il juge impraticable ; le matérialisme excessif ; et enfin le révolutionnarisme officiel du SPD, qui contredit ses pratiques réelles. A la place, Bernstein plaide pour la démocratie qu’il voit en expansion permanente et qui constitue donc le cadre indispensable pour arriver au socialisme.
A la suite de cette traduction – revue et corrigée – de la première édition française (1899 aussi), nous reproduisons quelques-unes des critiques les plus pertinentes de Kautsky, Luxemburg et Plekhanov. Si elles visent juste parfois, notamment quant à la légitimité du but final (abattre le capitalisme), il faut bien reconnaître que, malheureusement, le mouvement réel du XXe siècle a donné globalement raison à Bernstein, même si c’est pour de mauvaises raisons : le système est toujours debout (mais à quel prix !) et le réformisme a été jusqu’ici la principale expression politique des classes ouvrières, qui avaient bien une patrie, comme la guerre de 1914-18 n’allait pas tarder à le démontrer.
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Présentation générale
Lorsque ce livre parut à Stuttgart en 1899, la « querelle du révisionnisme » battait son plein. Les premières salves en avaient été tirées sous la forme d’articles d’Eduard Bernstein, parus en 1897-98 dans la revue théorique de Karl Kautsky, Die Neue Zeit (Le Temps nouveau), et s’étaient prolongées par une lettre de leur auteur au congrès social-démocrate, tenu en octobre 1898 dans cette même cité wurtembourgeoise. Elles furent vite suivies par les articles scandalisés de théoriciens « orthodoxes », dont Karl Kautsky, Rosa Luxemburg, Georgui Plekhanov, Victor Adler, Antonio Labriola ou encore Helphand Parvus. Le livre de Bernstein, rapidement traduit en plusieurs langues (et réédité plusieurs fois dans les années qui suivront), ne fit que donner un retentissement supplémentaire au débat. Certains de ses contradicteurs suivront l’exemple du dernier secrétaire d’Engels et condenseront en volumes les articles qu’ils avaient fait paraître auparavant dans divers organes de la presse socialiste. Bernstein und das Sozialdemokratische Programm, rédigé par Kautsky, paraît chez le même éditeur stuttgartois que Bernstein (Dietz) à l’automne 1899. Mais Reformen und Revolution, de Luxemburg, ne paraîtra qu’en 1905.
Ainsi que Bernstein le précisera dans la réédition, légèrement modifiée, de 1902, les ventes allemandes de son livre avaient atteint à cette date les 10 000 exemplaires. Au fil des rééditions, l’auteur révisera son texte initial, particulièrement dans l’édition de 1920, où il déclare avoir cette fois introduit des modifications un peu plus substantielles que dans les éditions précédentes, notamment dans les passages relatifs aux crises économiques et aux tâches de la sociale-démocratie, qui lui apparaissaient alors dépassés. Il précise avoir voulu débarrasser le texte original de quelques outrances de style et atténuer ou supprimer certains jugements portés contre des personnes disparues entre-temps. Il fait là allusion à Luxemburg, assassinée lors de l’écrasement, mené par les commissaires du peuple sociaux-démocrates Ebert et Noske, de la révolte spartakiste de janvier 1919.
L’édition française paraît pour la première fois en 1900 chez Stock, suivie quelques mois plus tard par la traduction, là aussi chez le même éditeur, de la réplique de Kautsky. Ces volumes – les ventes de l’un renforçant celles de l’autre – connaîtront eux aussi diverses rééditions jusqu’à la guerre.
Malgré qu’on les réprouvât majoritairement, les thèses de Bernstein eurent un grand retentissement en France, comme d’ailleurs dans tout le mouvement ouvrier européen, et cela malgré la traduction assez rudimentaire d’Alexandre Cohen. Nous l’avons préférée cependant à la traduction parue au Seuil en 1974, sous le titre des Présupposés du socialisme, due à Jean Ruffet avec la collaboration de Michel Mozet, de l’édition « intégrale », quoique parfois très raccourcie, de 1920. C’est en effet dans leur version cohénienne que les thèses de Bernstein ont touché le public français. D’autre part, il était nécessaire d’accorder la traduction du Seuil des concepts marxistes employés par l’auteur avec les expressions communément usitées aujourd’hui (« capital variable » pour « capital-salaires », « valeur-travail » pour « valeur-en-travail », par exemple). C’est aussi cette traduction qui fut approuvée, sinon soigneusement relue, par Bernstein. On a d’ailleurs accusé le traducteur, Jozef Alexander Cohen (1864-1961), polygraphe et traducteur néerlandais, installé en France depuis les années 1890 après une vie aventureuse (voir le site de l’Anarchiviste), d’avoir forgé le titre français malicieusement pour lui donner une tonalité critique à l’égard de la sociale-démocratie allemande. En effet, Cohen était anarchiste à cette époque, bien que dans l’article du Figaro que nous reproduisons en fin de volume (voir p. 291), il vante l’exemple du droitier Vollmar *, mais aussi, il est vrai, celui de Max Schippel (1859-1928), un des leaders – exclu du parti à l’époque – de la gauche sociale-démocrate.
La traduction de Cohen souffre de divers défauts, mais on ne peut lui reprocher de trahir volontairement le texte, puisqu’elle est littérale au mot près. Elle est aussi fautive en quelques endroits, relativement au texte allemand et à la langue française, et le plus souvent d’une lourdeur étonnante. Il faut dire que ce défaut était présent dans l’original, Bernstein répétant fréquemment, dans ses périodes, le même mot ou la même expression, multipliant les adverbes et n’usant que peu des pronoms personnels. De ce point de vue, Kautsky (et sa traduction française due à M. Martin-Leray) lui est supérieur.
Dans cette version sérieusement révisée par nos soins, nous avons cependant laissé au maximum à Cohen ses mots et ses tournures, même archaïques (paralysation ou dégénération par exemple), sauf quand ils contrevenaient à l’usage du temps ou quand ils étaient difficilement compréhensibles aujourd’hui. Nous avons fait de même pour certaines conventions orthographiques, d’ailleurs aujourd’hui largement encore de mise (social-démocratie, par exemple). On nous excusera aussi pour les quelques fois où, afin d’éviter d’agaçantes répétitions, nous nous sommes laissé aller à user d’expressions, assurément d’une récente modernité. Ainsi restructuration ou partis de gouvernement.
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Médiocre par son style et mal construit, quoique émaillé de réflexions de bon sens, le livre d’Eduard Bernstein méritait d’être réédité tant pour l’instructif débat qu’il provoqua dans le mouvement ouvrier mondial que par ce qu’il annonçait : l’insertion de ce même mouvement dans le cadre global du capitalisme et de la démocratie bourgeoise.
Il marque en effet la naissance du réformisme moderne et la coupure subséquente dans le mouvement marxiste entre les réformistes, qui s’appelleront désormais plus volontiers les sociaux-démocrates (terme forgé du vivant de Marx et d’Engels), et les révolutionnaires, qui préféreront, surtout après 1917, se désigner par le terme de communistes. Pendant tout le xxe siècle, les deux tendances composeront les deux ailes du mouvement socialiste, qui pendant longtemps ne seront plus unies que par leur hostilité commune à la troisième tendance des anarchistes. On remarquera qu’hormis une brève période consécutive à la révolution russe, les partis communistes n’ont représenté qu’une forme plus à gauche (mais surtout « plus à l’est ») de sociale-démocratie, affectée du même glissement historique vers la droite que leurs rivaux.
Vilipendé par les communistes, le nom de Bernstein ne jouit pas pour autant d’une réputation bien meilleure chez les sociaux-démocrates contemporains. Et son livre, mis à part les trois éditions qu’il connut avant 1914, n’a donc été réédité qu’une seule fois en France. « Ce sont des choses qu’on pratique, mais qu’on n’écrit pas », aurait dit Paul Singer, un industriel, bienfaiteur et leader du parti, à « Ede » Bernstein.
En France même, où la récupération du mouvement socialiste, opérée dans le sillage de l’affaire Dreyfus avec l’entrée d’un socialiste au gouvernement en 1899 était aussi avancée – quoique dans des formes différentes – qu’outre Rhin, la plupart des réformistes, à commencer par Jaurès, condamnèrent le livre ou du moins ne le défendirent pas. Seul Georges Sorel, qui aimait se singulariser, eut quelques paroles d’approbation pour Bernstein, notamment en ce qu’elles lui paraissaient rompre avec le dogme de l’inéluctabilité du socialisme.
Le choc était rude. L’homme était, avec Kautsky et Luxemburg, un des principaux théoriciens du parti. Comme Kautsky, il avait travaillé avec Engels (qui le choisira comme exécuteur testamentaire), exercé diverses responsabilités dans l’appareil intellectuel social-démocrate et dirigé un journal socialiste influent, d’abord à Zurich, puis à Londres, ville d’où il écrivit ses textes sur l’acceptation indispensable par la sociale-démocratie de sa pratique réelle.
L’évolution du Parti social-démocrate allemand * (le plus puissant du monde) et des syndicats qu’il influençait était bien connue et avait commencé avec les lois sociales promulguées par Bismarck en 1883 et 84, soit quelques années après l’interdiction du parti (mesure qui ne lui interdisait pas de se présenter aux élections). En 1891, les autorités du parti, approuvées par Engels, excluaient la fraction, dite des Jungen, coupable d’avoir pointé ses dérives. La même année, le leader de la droite du parti, Georg von Vollmar se prononçait pour l’alliance avec les libéraux et votait le budget du royaume de Bavière en 1894. Attitude condamnée par la direction, mais qui ne prit pas de sanctions, vue la banalité de ces pratiques dans les conseils municipaux où les socialistes détenaient des sièges.
Le social-démocrate néerlandais Ferdinand Domela Nieuwenhuis *, dès le début des années 1890, avait sonné le tocsin. On se reportera utilement à son livre Le Socialisme en danger, paru en 1894 (réédité en 1972 par Payot, Paris) où les déclarations des vieux dirigeants du parti (Bebel, Liebknecht **, et Engels lui-même) étaient rapprochées des tirades révolutionnaires qu’ils prononçaient une quinzaine d’années plus tôt.
Mais Bernstein, depuis son exil londonien, où les mœurs locales l’avaient éloigné des passions révolutionnaires continentales, y allait franco. Se revendiquant «évolutionnaire», et non plus « révolutionnaire », il réclamait des alliances durables avec les partis bourgeois radicaux, soutenait la politique impérialiste et coloniale de l’Allemagne dans ses grandes lignes ; et s’il se disait toujours convaincu que le socialisme était inévitable et nécessaire, à long terme, il était encore plus persuadé que le capitalisme était loin d’être à l’agonie et qu’il fallait donc en tirer certaines conséquences.
Cet aggiornemento politique réclamait aussi en amont une révision sensible de la théorie, qui était déjà vieille d’un demi-siècle, et dont le caractère scientifique relevait surtout de la volonté de l’être. Après avoir ergoté sur diverses questions, dont celle du facteur économique, le plus déterminant en dernière instance dans l’explication et surtout la révolution des sociétés, Bernstein s’attaque avec de meilleurs arguments au centre du marxisme : la théorie de la valeur-travail. A la suite d’assez nombreux auteurs, tous plus ou moins frottés de marxisme, il en pointe quelques difficultés d’application. L’homme qui jeta au vent les cendres d’Engels au large d’Eastbourne montre en effet que la plus-value (ou survaleur) produite par les travailleurs est généralement incalculable, que ce soit au niveau de l’ouvrier lambda ou du technicien beta, qu’à celui d’une qualification déterminée dans une industrie donnée. Il note aussi l’écart quasi systématique entre le prix d’une marchandise et sa valeur, difficulté que la théorie surmonte en montrant qu’au bout du compte, la somme des valeurs de toutes les marchandises est égale à la somme de leurs prix de vente. Toutefois, le « révisionniste » ne remet pas en cause la validité du marxisme au niveau global, à savoir que la richesse de la classe dirigeante provient bien d’abord de l’exploitation des salariés et « qu’à terme, le taux de profit moyen se règle néanmoins sur la loi de la valeur ». Pour lui, cette construction – globalement vraie, mais pratiquement fausse – a essentiellement une valeur pédagogique.
Reprenons ses propres mots : « La théorie de la valeur n’établit pas plus de norme pour la justice ou l’injustice de la répartition du produit du travail, que la théorie des atomes n’en établit pour la beauté ou la laideur d’une sculpture. Ne trouvons-nous pas, aujourd’hui, des ouvriers les mieux payés, ceux qui font partie de l’aristocratie du travail, dans les métiers avec un taux de plus-value très élevé, et, par contre des travailleurs les plus infâmement écorchés dans ceux où ce taux est minime ? On ne peut pas baser la justification scientifique du socialisme et du communisme sur le seul fait que l’ouvrier salarié ne reçoit pas la valeur intégrale du produit de son travail. Aussi bien Marx, dit Engels dans l’avant-propos d’[une réédition] de Misère de la philosophie, n’a-t-il jamais basé ses théories communistes là-dessus mais sur l’inéluctable écroulement de la production capitaliste à laquelle nous assistons. »
Justement, la période 1895-1914 est marquée par une expansion remarquable de l’économie dans tous les pays développés. Les crises de surproduction (toujours « plus générales et plus profondes » selon le Manifeste communiste), surviennent encore, mais du fait des trusts et des cartels, explique-t-il, ainsi que de l’extension du crédit, elles sont plus ou moins rapidement surmontées, même si, comme d’habitude, ce sont les classes populaires qui paient les pots cassés. Cela, Bernstein ne le précise pas. Mais, par là, les crises périodiques, devenues irrégulières, perdent leur caractère mythique qui laissait toujours espérer aux révolutionnaires que le système allait s’effondrer. « Si la crise générale est réellement la loi immanente de la production capitaliste, poursuit Bernstein, elle doit s’affirmer maintenant ou dans un avenir des plus proches. Sinon, la preuve de son inéluctabilité relève de la spéculation abstraite.»
Même les prolétaires ont dorénavant une patrie, remarque encore le futur député de Breslau (à partir de 1902), puis de Postdam, contrairement à la phrase fameuse du Manifeste, et comme l’histoire n’allait pas tarder à le confirmer.
Autre point fort de son argumentation, l’augmentation numérique des classes moyennes qui s’enrichissent faiblement, comparativement à l’opulence de la vraie bourgeoisie, mais assez pour se solidariser avec elle tant que la machine tourne et que l’Etat tient. Kautsky a beau avancer que ces classes moyennes n’ont aucune autonomie, il reste que, même ruinées périodiquement et parfois acculées au chômage, elles ont combattu le plus souvent les diverses expressions politiques du prolétariat. Dans son livre fameux sur le Capital financier, le marxiste austro-allemand Rudolf Hilferding confirmait que le nombre des techniciens et employés s’accroissait et que celui des ouvriers tendait à diminuer relativement et absolument – quoiqu’il admettait que ces professions connaissaient un début de rationalisation qui pourrait inverser cette tendance à l’accroissement. Prévision non encore réalisée à ce jour.
Les auteurs « orthodoxes » (dont nous donnons en annexe un rapide aperçu des réfutations), et singulièrement Kautsky, ont discuté avec plus ou moins de véhémence et de pertinence certains points du réquisitoire, mais ont été interloqués par cette charge qui provenait d’un homme du sérail. Sur cette question sensible des classes moyennes, le futur « renégat » Kautsky avança, dans un discours au congrès de Stuttgart de 1898, comme ultime argument, que si les constatations de Bernstein étaient vraies, « notre victoire serait non seulement très éloignée encore, mais nous n’arriverions jamais au but. Si c’est le nombre des capitalistes qui augmente et non pas celui des dépossédés, nous nous éloignons toujours davantage du but à mesure que se réalise le progrès, et c’est alors le capitalisme qui s’enracine et non pas le socialisme ». Rétrospectivement, cette mise en demeure de rentrer dans le rang apparaît bien malheureuse.
Notons aussi que dans la polémique qu’elle entretiendra avec les marxistes russes « légaux » (Strouvé, Tougan-Baranovski) qui affirmaient que l’accumulation capitaliste pouvait connaître une extension illimitée, pourvu que les proportions entre consommation et investissement soient respectées, Luxemburg usera d’un procédé comminatoire semblable : « En admettant l’accumulation illimitée du capital, on démontre en même temps la vitalité infinie du capital. L’accumulation est la méthode spécifiquement capitaliste de l’élargissement de la production, de l’accroissement de la productivité du travail, du développement des forces productives, du progrès économique. Si la production capitaliste est en mesure d’assurer l’accroissement illimité des forces productives et le progrès économique, elle est alors invincible » (l’Accumulation du capital, 1913).
Néo-kantien un peu honteux, le rédacteur du Sozialdemokrat, qui voulait remettre du sentiment dans une théorie qu’il jugeait un peu brutale, estimait au contraire indispensable de ne pas donner au socialisme « une justification purement matérialiste ».
Plus de cent dix ans après le Bernsteindebatte, on peut admettre qu’Eduard Berstein a donc eu raison, même si c’est pour de mauvaises raisons. Celles d’un bourgeois, socialiste sincère peut-être, mais dont la trajectoire vérifie une fois de plus la validité maintenue de la thèse marxiste selon laquelle la pratique prime sur la théorie, l’existence sur la conscience. Mais, à terme indéterminé, il n’est pas impossible que ses contradicteurs finissent par avoir raison à leur tour, au sens où le capitalisme disparaîtra et laissera place, peut-être, à un système mondialisé où l’espèce humaine sera maîtresse de ses choix économiques ; et que cela se fera inévitablement par une série de changements violents, qu’on appelle généralement des révolutions.