Portugal 1974-75, révolution manquée ?
Entre l’effondrement de l’Etat salazariste en avril 1974 et la remise au pas capitaliste dans sa version « libérale » en novembre 1975, les prolétaires portugais des villes et des champs ont profité de ces dix-huit mois de liberté relative pour faire entendre leurs exigences, qui ne portaient pas que sur les salaires et remettaient assez souvent en cause les finalités et les processus de la production. Auraient-ils pu aller plus loin et abattre le capitalisme ? Là où d’autres auteurs pointent l’absence d’un parti révolutionnaire réellement implanté dans le pays, le Portugais d’adoption Phil Mailer, au terme de ce témoignage vivant et sans pathos, met plutôt l’accent sur le trop-plein des « avant-gardes » (maoïstes, guévaristes, trotskistes…) comme l’un des facteurs d’échec du mouvement. Les deux points de vue ne sont d’ailleurs pas contradictoires. Mais le plus grave, selon lui, est que tous ces partis ne défendaient en fait, sous couvert de « pouvoir des travailleurs », que des variantes plus ou moins rénovées de « capitalisme d’Etat », comme le XXe siècle en fournit quelques exemplaires.
Prix en France : 15 €
En librairie le 23 août 2019.
Prix : 15.00€
Lire un extrait
Lire un extrait
7e Jour : Mercredi 1er mai.
On n’avait jamais rien vu de tel. Tout Lisbonne est dehors, l’émotion est intense. Toute la matinée, la radio a appelé au « calme et à la dignité ». Les autorités disent craindre la droite, une crainte réelle puisqu’il y a encore une vingtaine de milliers d’agents de la Pide dans la nature. Mais on sent qu’elles craignent tout autant la gauche. Postés au coin de l’avenue Alameda, on essaie de ne rien perdre du spectacle : le bruit, l’ambiance, la joie qui surgit de la foule, après un demi-siècle d’étouffement. Nous rencontrons des amis, comme prévu.C’est la fête des travailleurs et tout Lisbonne est là. Il y a des camions, de toute évidence empruntés pour la journée, remplis de gens venant des villes et banlieues environnantes. « Personne ne nous a payés pour manifester », précise une banderole, claire référence aux pratiques du régime précédent. Je suis si ému que je pourrais pleurer. D’autres le font déjà. Toute la journée, nous marchons, perdus au milieu d’une foule d’un demi-million de personnes. Des fleurs, des œillets partout. Tout au long du cortège, les gens offrent de l’eau aux manifestants.On approche du nouveau « Stade du 1er mai », déjà envahi par des dizaines de milliers de personnes, plus des milliers d’autres qui essaient d’entrer. A la tribune, les politiciens attendus : Cunhal, Soares, les dirigeants syndicaux. Les discours commencent. Les drapeaux ornés de la faucille et du marteau tournoient au-dessus des têtes pendant le discours de Cunhal. Soares reçoit un accueil chaleureux. Mais les propos des orateurs sont déprimants, réformistes, opportunistes. Le vrai débat se déroule dans la rue, à l’extérieur. Les travailleurs s’expliquent mutuellement ce qu’autogestão signifie ou pourrait signifier. Nous partons et nous nous dirigeons vers le Rossio. Le métro est le seul moyen de transport. Les rames n’ont que deux wagons parce que certaines stations ne peuvent en accueillir plus. On est tassés comme des sardines, portugaises. Sur la place, la scène est indescriptible. La bande de marins est toujours là, mais on ne la distingue plus guère au milieu des autres manifestants maoïstes et trotskystes, la soi-disant extrême-gauche. C’est partout pareil en ville. Il n’y a tout simplement pas de place, au sens physique du terme aussi, pour le sectarisme. De jeunes ouvriers dansent. Des voitures de police circulent, avec des manifestants sur le toit. Un bus passe, le conducteur klaxonne au rythme de la musique. On ne sait pas vers où il se dirige ; en tout cas pas dans la direction indiquée sur les panneaux. Les portes des bus sont toutes ouvertes, des drapeaux dépassent de chaque fenêtre. Un groupe de jeunes passent, « Los Gringos de la Samba », lit-on sur leur bannière. Leur musique latino-américaine est très entraînante et les gens commencent à danser. Un groupe d’étudiants passe en scandant : « Armé, le peuple ne sera jamais vaincu. » Les gens sourient de cette variation subversive du slogan « officiel ». C’est un spectacle assez confus tout de même, assez chaotique. Les gens applaudissent tout et n’importe quoi. Quelqu’un crie : « Viva Spínola, viva o comunismo ! »
Nous nous rendons chez certains jeunes chanteurs dont les chansons passaient rarement à la radio. Tout le monde boit. On entonne une série de chansons et, au bout d’une heure, on se retrouve au Rossio. Nous restons là, assis par terre, jusqu’à 3 heures du matin, à chanter, à regarder les gens sauter dans la fontaine glaciale. Finalement, épuisé, je décide de rentrer chez moi. Je n’oublierai jamais cette journée, dont les sons résonnent encore dans mes oreilles : klaxons, cris, slogans, chants, danses… Les voies de la révolution s’ouvrent à nouveau, après quarante-huit années de répression. En une journée, tout est remis en perspective. Rien n’est donné par Dieu, tout est fait par l’homme. Les gens pouvaient replacer leur misère et leurs problèmes dans un cadre historique.Comment les mots pourraient-ils décrire six cent mille personnes manifestant dans une ville d’un million d’habitants ? Des œillets partout, dans les canons de fusils, sur chaque char et derrière chaque oreille, dans les mains des soldats et des manifestants ? C’est le point culminant d’une semaine d’événements trépidants et passionnants. Les travailleurs ont laissé leur marque indélébile dans la tournure des événements. Clairement, des masses de gens veulent le socialisme et agir en ce sens. Ce qui a commencé comme un coup d’Etat militaire prend une nouvelle dimension. La junte est toujours au pouvoir, mais ce sont les gens, la classe ouvrière en particulier, qui donnent le ton. Une semaine s’est écoulée, mais on a l’impression que plusieurs mois ont passé. Chaque heure a été vécue intensément. Il est déjà difficile de se rappeler à quoi ressemblaient les journaux du mois dernier, ou ce que les gens disaient par le passé.
II
Les trois premiers mois
Evaluation de la situation.Le 1er mai, la junte avait annoncé que « la nation soutenait les travailleurs ». Maintenant, elle affirme que « les ouvriers soutiennent la libération de la nation ». Quelques petits-bourgeois, rassemblés autour du journal Expresso, viennent de créer un parti libéral (de centre-gauche, disent-ils). Mário Soares, qui se comporte déjà comme un ministre des Affaires étrangères, s’est rendu à Londres pour discuter avec le Premier ministre Harold Wilson et le Parti travailliste. Les journaux sont à côté de la plaque. Ainsi, un gros titre de República assure que «Le peuple n’a plus peur». En fait, rien n’a changé sauf les politiciens. Ceux qui en permanence avaient peur de manquer de tout, argent, nourriture… sont toujours dans la même situation.Mais ce qui était inimaginable quelques jours plus tôt est maintenant possible. Un groupe de femmes a organisé une manifestation devant le siège de la junte. Capital reproduit leurs exigences : « Après le 25 avril, certains bâtiments fascistes ont été réaffectés à des groupes politiques. Comme nous, les femmes, représentons plus de 52 % de la population, on pourrait aussi faire un peu de place à nos collectifs. Nous sommes les principales victimes de l’idéologie fasciste, qui a cherché à nous cantonner dans les travaux domestiques, complètement aliénées par rapport au reste de la société. On sait que la dépolitisation des femmes et leur tendance à voter à droite est directement liée à l’absence totale de mouvements et d’organisations agissant dans leur intérêt. Malgré cela, la junte ne considère pas le mouvement des femmes comme digne d’attention ou d’intérêt. Pourquoi ? A-t-on affaire une nouvelle une fois à une discrimination contre les femmes ? »Le 18 mai, le Diário de Lisboa publie un manifeste des prostituées de Lisbonne (qui travaillent principalement dans la zone portuaire). Après avoir rappelé qu’elles « exercent illégalement le plus vieux métier du monde » et que si les gens considèrent souvent qu’elles ont une vie facile, c’est loin d’être le cas, le manifeste demande la création d’une association où « sans pression puritaine, elles pourraient discuter de leurs problèmes. » Leurs principales revendications sont liées à leur exploitation par les proxénètes, la nécessité de protéger les mineures, la détermination d’un barème tarifaire, la promotion d’un « trottoir libre », sans flics ni maquereaux, destiné à « développer le secteur touristique » et l’opposition aux « pratiques scandaleuses des collègues qui n’exercent que dans des night-clubs très coûteux ». Elles apportent aussi leur soutien aux forces armées. Et terminent par l’annonce que « pendant un an, tous les clients de grade inférieur à celui de lieutenant ne paieront que moitié prix »… Environ trois semaines plus tôt, le même journal avait publié un manifeste du « Mouvement des homosexuels révolutionnaires ». Ils étaient sévèrement persécutés sous le régime salazariste, leurs bars et leurs clubs faisant l’objet de descentes de police et de fermetures répétées.
A Paris, les bureaux du consulat portugais ont été envahis par des déserteurs, des insoumis et beaucoup d’émigrés voulant rentrer au pays, exigeant et obtenant des passeports. Le gouvernement a été contraint d’accorder une amnistie partielle. Dans tous les bars populaires, se tiennent d’intenses discussions politiques. On en oublierait presque le football. Les sentiments exprimés sont très contrastés : beaucoup d’énergie et d’espoir, mais aussi incertitude des lendemains. Rien n’est écrit d’avance.Le plus beau, c’est peut-être le sentiment de confiance qui grandit de jour en jour, ainsi que la solidarité exprimée envers la classe ouvrière du monde entier. Les gens discutent de la situation en France, en Angleterre, en Argentine et au Brésil comme des professeurs de sciences politiques. Ma voisine a changé au-delà du possible, car elle se demande maintenant dans une sorte d’extase si les travailleurs peuvent gagner. Elle dit qu’elle « ne comprend pas grand-chose à la politique, » mais après des mois de silence, de respectabilité obligée et de peur, son bonheur et sa joie sincères sont incroyablement rafraîchissants.
Rebaptiser les rues et les édifices, c’est l’occupation du jour : Le stade Americo-Tomás (l’ancien président) est devenu le stade de la Liberté ; le pont Salazar est devenu le pont du 25-avril ou le pont Rouge. Curieusement, la valeur de l’escudo a augmenté sur le marché des changes. Agostinho Neto, le chef du Mouvement pour la libération de l’Angola (MPLA), a publié une déclaration célébrant « la victoire commune du peuple portugais et des pays colonisés tant il était évident que les Portugais ne pouvaient pas gagner ces guerres ».Le 6 mai, les pêcheurs de Matosinhos refusent de prendre la mer, et ce pendant quatre jours. Le 9 mai, dans le complexe touristique de Troia, quelque 4 000 salariés cessent le travail. Timex, une usine horlogère près de Lisbonne, est occupée par ses 1 800 salariés qui réclament des augmentations et l’expulsion de six flics de la Pide. Le 13 mai, les 1 600 mineurs de Panasqueira (dont 400 sont cap-verdiens) se mettent en grève pour obtenir un salaire minimum de 6 000 escudos. A Porto, des milliers de personnes ont manifesté dans les quartiers populaires pour réclamer des logements décents. Les ouvriers de Firestone à Lisbonne, Alcochete, Porto et Coimbra occupent leurs usines et demandent le renvoi de leurs directeurs étrangers.Le 15 mai, 8 400 ouvriers de la construction navale de la Lisnave se mettent en grève et occupent les lieux, tandis que dans le Nord, quelque 500 mineurs de Borralha se mettent en grève.Le 16 mai, alors que se met en place le premier gouvernement provisoire, les employés des cantines universitaires rejoignent le mouvement. Ceux du textile de Covilhá, Mira d’Aire, Castanheira et Pera font de même. A Lisbonne, de nombreux travailleurs entrent aussi en lutte, depuis la Sacor (raffinerie de pétrole) jusqu’à la Messa (fabrique de machines à écrire). C’est le cas aussi des pêcheurs de Nazaré et des salariés de Bayer (pharmacie). Le 21 mai, quelque 20 000 travailleurs de la métallurgie défilent dans Lisbonne pour exiger des augmentations de salaires. Le premier numéro de Luta Popular, le quotidien du MRPP (Mouvement réorganisateur du parti du prolétariat), rend compte de nombreux conflits sociaux, dont la grève des chauffeurs de taxi de Lisbonne. Le même jour, les travailleurs de la compagnie pétrolière en partie publique, Soponata, rejoignent le mouvement. Les 600 salariés occupent les bureaux de la compagnie, approuvés par les 1 400 marins du groupe qui leur ont envoyé par radio des messages de soutien depuis la haute mer.
De toute part nous parviennent des informations sur les conflits sociaux, de sorte qu’il est difficile d’en mesurer l’ampleur. Le 27 mai, 5 000 conducteurs de Carris ont refusé de prendre le volant de leurs bus. Voulant désamorcer la grève, les syndicats ont cité l’exemple du Chili où les camionneurs ont joué un rôle important dans la lutte contre le régime d’Allende. Mais ce sera en vain.Spínola s’est adressé à des centaines de milliers de personnes à Porto. « Le 25 avril, le peuple a obtenu sa liberté, a-t-il affirmé. Nous devons préserver cette liberté. […] Maintenant, après ce premier mois d’enthousiasme, d’euphorie, nous devons commencer à réfléchir à l’avenir de manière raisonnable. Nous devons défendre notre liberté contre les forces réactionnaires qui veulent l’anéantir. Ce n’est pas par l’anarchie, ni par le chaos économique, ni par le désordre, ni par le chômage que nous pourrons construire le Portugal de demain. Cela, c’est ce que veulent les réactionnaires et les contre-révolutionnaires. Les forces armées et le peuple doivent s’unir contre tous ces dangers. »