Richard Müller
Richard Müller n’était ni un théoricien ou un politicien comme Rosa Luxemburg ou Karl Liebknecht, mais un ouvrier tourneur, simple adhérent du SPD d’avant 1914, l’un de ces héros obscurs que l’Histoire tire de l’ombre avant de l’y replonger, une fois sa tâche accomplie. A la tête du réseau des Délégués révolutionnaires d’atelier, créé en 1916 pour résister au militarisme, il fut, plus que le groupe Spartakus, « l’homme de la Révolution de novembre 1918 ». A travers son action, nous découvrons les ressorts prosaïques de l’événement, souvent plus décisifs que les discours enflammés et les postures héroïques. Modéré – il s’opposera au soulèvement spartakiste prématuré de janvier 1919 à Berlin et à l’aventureuse « Action de mars » de 1921, lancée par le Parti communiste et encouragée par le Komintern –, il était aussi courageux et déterminé quand il le fallait. Partisan d’un « socialisme des conseils », adhérant finalement au KPD en 1920, comme la majorité des socialistes oppositionnels, il en sera pratiquement écarté dès 1924 par la «bolchévisation». Après la publication de précieuses Mémoires au milieu de la décennie, il abandonnera toute activité politique pour se lancer dans les affaires.
Traduction de Nassira Hariri et Ivan Jurkovic
Prix : 13.50€
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La révolution ne fit couler dans un premier temps qu’étonnamment peu de sang ; on ne compte que sept victimes pour la journée du 9 novembre. Elles furent enterrées le 20 novembre dans le « Carré des victimes de mars » dans le parc de Friedrichshain. Les révolutionnaires de 1918 tenaient à ce que leurs martyrs reposent aux côtés de ceux de la révolution de 1848. La cérémonie ne commença cependant pas à Friedrichshain mais sur le terrain de Tempelhof, qui n’était alors pas un aéroport, mais un champ de manœuvres. Un gigantesque défilé de plusieurs centaines de milliers de travailleurs en deuil parcourut les rues de Berlin. C’est Richard Müller qui, au début des funérailles, prononça la première oraison funèbre, Emil Barth et Karl Liebknecht prenant la parole plus tard à Friedrichshain. Une des rares photos de Müller le montre à Tempelhof. Il se tient, en habits de deuil, portant un chapeau, à côté de Friedrich Ebert, entouré par la foule. Sur son visage, derrière ses lunettes rondes aux verres épais et sa petite moustache, apparaissent la fatigue et le tourment. Avant le 9 novembre, il avait déjà passé plusieurs semaines sans retourner chez lui, sans voir sa famille, de peur d’être arrêté par la police ou l’armée 178. Jusqu’au dernier moment, il avait été saisi par le doute quant à la réussite du mouvement ; les allées et venues incessantes, les réunions secrètes et les discussions, les déménagements pour fuir la police…, tout cela l’avait épuisé. Mais, même après le succès du soulèvement, il ne put se reposer, puisque le 9 novembre ne marquait pas la fin, mais bien plutôt le début de la révolution en tant que telle.
Au premier jour de celle ci, l’ancien pouvoir était entamé, mais le nouveau n’était pas encore constitué. Une partie des Délégués se retrouva l’après-midi au Reichstag, où régnait une pagaille absolue. Un Conseil de soldats s’était constitué sur-le-champ* et discutait vivement sur le cours que devait prendre la révolution. Emil Barth réussit finalement à en prendre la direction. Müller rédigea alors spontanément, « sans avoir même le temps de la relire », une motion « née des contraintes du moment » préconisant l’élection de Conseils de soldats et de travailleurs dans tout Berlin et les conviant à se réunir tous le lendemain après-midi au cirque Busch 179. De la sorte, la vacance du pouvoir prendrait fin et un gouvernement révolutionnaire serait désigné. La motion fut acceptée et les Délégués furent ainsi remis en selle 180.
Le même jour, dans les arrière-salles du Reichstag, des pourparlers débutèrent entre l’USPD et le SPD pour la constitution d’un « gouvernement ouvrier ». Malgré la grande hostilité régnant entre les deux partis, on tomba d’accord, grâce aux efforts du dirigeant de l’USPD Hugo Haase, sur cette nécessité, chaque groupe étant laissé libre de désigner qui il voulait pour siéger au cabinet. Ainsi, les Indépendants, rompant avec la ligne suivie jusque-là, étaient-ils prêts maintenant à travailler avec les « socialistes de guerre ». Karl Liebknecht, soutenu par Richard Müller et Emil Barth, fit alors valoir que, selon l’accord passé entre eux, tous les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire devaient reposer entre les mains des Conseils de travailleurs et de soldats. Müller et Liebknecht refusèrent donc de participer à ce gouvernement 181. Dans l’accord, le SPD avait accepté la réalité de la République des Conseils, tout en insistant sur le fait que seule une Assemblée nationale pouvait décider du caractère définitif de la nouvelle Constitution. Il ne reconnaissait donc les conseils (räten) révolutionnaires que du bout des lèvres 182. En effet, ceux-ci, apparus spontanément, entraient en contradiction éclatante avec la conception de la démocratie des dirigeants du SPD, qui au fond était fortement bourgeoise et libérale. Seule une Assemblée nationale composée de représentants légitimes, élus au suffrage universel, pouvait, à leurs yeux, instaurer une nouvelle Constitution. Le SPD ne percevait les conseils révolutionnaires que comme une source de troubles et de chaos 183.
Et du chaos, il y en eut dans les jours de la Révolution de novembre, comme le montre le passage cité du livre de Plievier. Paul Blumenthal nous narre un autre épisode qui s’est joué lors des pourparlers entre l’USPD et le SPD au Reichstag :
« Je revins dans le bureau de la fraction de l’USPD et y trouvai son secrétaire, le camarade Vogtherr, en grand désarroi. Un groupe de soldats avait mis la main sur un camion chargé de billets et était venu les remettre au bureau du groupe. Le camarade Vogtherr me demanda ce qu’on devait faire avec ça. Comme ni moi ni les autres ne le savions pas non plus, nous décidâmes de transférer tout cet argent dans un coffre-fort de la Reichsbank. Je fus chargé du transport. […] Je veux dire aujourd’hui que nous avons été de sacrées andouilles de rendre ce splendide pactole aux capitalistes. Mais, à l’époque, nous pensions avoir le pouvoir, et donc que la Reichsbank nous appartenait. Nous nous trompions complètement. Rien ne nous appartenait, et le pouvoir, les capitalistes l’avaient toujours 184. »
Des camions remplis d’argent dans les mains de soldats mutins, c’était naturellement un cauchemar pour les parlementaires sociaux-démocrates et les bureaucrates syndicaux, eux qui, travaillant depuis des années dans les parlements, les bureaux d’assurances sociales et les tribunaux de l’Empire, ne pouvaient imaginer de bouleversement politique autrement que comme un lent processus évolutif. L’épisode montre à quel point les révolutionnaires du 9 novembre sous-estimaient fondamentalement les forces conservatrices de l’appareil d’Etat. Cette mauvaise appréciation scellera finalement le destin de la révolution.
Le 10 novembre 1918, jour où devait être installé le gouvernement révolutionnaire et élu un organe supérieur des Conseils, était un dimanche. Ce qui ne facilitait pas les opérations de vote dans les usines, puisque les travailleurs étaient chez eux ou en ville. En revanche, les soldats, certes révolutionnaires mais sans aucune expérience politique, étaient bien présents dans les casernes, et la majorité sociale-démocrate le savait. Le 9 novembre déjà, le SPD fit imprimer et distribuer dans les casernes de Berlin et aux alentours des milliers de tracts en faveur de sa politique. Des députés restés fidèles au parti vinrent aussi parler devant les soldats et purent ainsi contrôler la formation de plusieurs Conseils 185. De plus, le parti avait créé la veille son propre « Conseil des travailleurs et des soldats », qui, avant même que la révolution n’ait réellement commencé, appelait « au calme et à l’ordre ». Plus décisif que toutes ces manœuvres fut l’appel à l’unité publié dans le Vorwärts du 10 novembre sous le titre « Pas de luttes fratricides », dont le pathos unitaire s’accordait avec l’euphorie dans laquelle baignaient, en ces journées, ouvriers et soldats. Il parvint, par un remarquable tour de passe-passe, à passer par pertes et profits quatre années de dissensions profondes provoquées par la guerre 186. L’USPD, quant à lui, ne fit rien pour influer sur la constitution des conseils, négligence qui sera lourde de conséquences. La Ligue Spartakus sortit seulement un tract ; le groupe étant, selon Wilhelm Pieck, « trop faible numériquement pour entreprendre une opération de propagande plus consistante 187 ».
La majorité SPD fut encore renforcée par l’imprécision de la motion présentée par Müller. Rédigée « sans avoir même le temps de la relire », elle ne disait rien sur les modalités de l’élection des conseils, mis à part qu’il fallait 1 000 salariés pour élire un délégué. Rien n’était arrêté pour les élections dans l’armée, comme pour les municipalités du Grand Berlin situées hors des six arrondissements historiques. Par ailleurs, en raison de l’absence de clarté des règles, et aussi par manque de temps, il n’y eut lors de l’assemblée du cirque Busch aucune vérification des mandats. Blumenthal raconte que « le contrôle des documents était déficient et clairement insuffisant, de telle sorte que n’importe qui pouvait se faire reconnaître comme délégué avec une petite feuille griffonnée 188. »