Quand j’étais commissaire du peuple
Nommé commissaire à la Justice par Lénine peu après la révolution, le socialiste-révolutionnaire de gauche Steinberg (1888-1957) narre sa courte expérience qui prendra fin avec la conclusion du traité de Brest-Litovsk avec l’Allemagne en mars 1918, vue par son parti comme une trahison de la révolution.
Avant cela, il sera donc un témoin privilégié de l’établissement progressif du pouvoir bolchévik au moyen de son bras armé, la Tchéka, dirigée par l’inflexible Félix Djerjinski. De par ses fonctions, il essaiera de s’opposer, parfois avec succès, aux exactions de cet organe qui ne relevait que de Lénine.
Son témoignage, balancé, est précieux en ce qu’il n’émane pas d’un opposant mais d’un associé temporaire des bolchéviks, critique certes mais objectif.
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Extrait du chapitre 6 :
Des bolchéviques très protégés
Dès que nous [commissaires SR de gauche] fûmes chargés du commissariat à la Justice, une de nos entreprises les plus importantes fut de réduire le nombre des commissions mises en place dans les premiers jours de la Révolution d’octobre. Chacune de ces commissions « combattait » la contre-révolution et la spéculation, et chacune avait une haute idée de son importance. C’est à la commission des enquêtes du soviet de Pétrograd, dirigée par deux anciens avocats bolchéviques, Mechislav Kozlovski et Piotr Krassikov, qu’on s’attaqua particulièrement. On eût dit que ces deux types étaient sortis directement des pages de la littérature russe. Celle-ci n’a jamais aimé l’avocat marron, le défenseur cupide, le bavard à qui elle a laissé le nom si expressif de Balalaïkine. En dehors de l’avocat de haut vol, qui se distingue par sa longue chevelure d’artiste et son éloquence tonitruante et qui, sans reprendre son souffle, parle dans la même phrase de justice à rendre et d’honoraires à lui verser, on trouvait en Russie un autre type de plaideur : l’avocaillon de bas étage. De petite taille, chuchotant, les mains nerveuses, avec de petits yeux vifs, il savait gagner la confiance des hommes perdus dans les rouages des lois et des tribunaux et faire ses affaires dans les escaliers de service par toutes sortes d’intrigues. Bien entendu, il en avait toujours après ses collègues plus heureux qui brillaient dans les grandes chambres des tribunaux, car il se croyait déshérité. Ces deux types étaient parfaitement représentés par Kozlovski et Krassikov. Si ce dernier appartenait par sa taille, ses cheveux rebelles et son débit verbal torrentiel au premier type de l’avocat haut en couleur, Kozlovski personnifiait le type banal de l’avocaillon tricheur, hargneux et venimeux. Petit, gros, entièrement chauve, un pince-nez d’or sur le nez, la voix faible avec un accent doucereux, Kozlovski m’apparut toujours comme une figure tout à fait étrange au Smolny. Tous les deux étaient des bolchéviques de vieille date, surtout Krassikov qui était un des camarades de Lénine depuis vingt ans *.
Tous deux haïssaient profondément le barreau russe et les intellectuels. On peut donc imaginer avec quel mépris empoisonné et même avec quelle cruauté ils travaillaient alors dans la commission. En effet, ils avaient le pouvoir illimité de surprendre par des perquisitions à l’improviste, d’arrêter et d’interroger qui ils voulaient et quand ils le voulaient. Mais libérer leurs victimes leur semblait plus dur que d’abattre des montagnes. Je savais qu’ils étaient détestés des milieux socialistes et que les pires bruits circulaient sur eux dans la ville. J’avais ainsi reçu une communication à leur sujet du comité S-R de gauche de Pétrograd. Si l’on voulait purifier l’air dans cette atmosphère revancharde, il fallait commencer d’abord par faire un peu de lumière dans cette commission retorse qui gérait ses affaires indépendamment de la Tchéka.
Je tachai d’abord de restreindre le pouvoir de cette commission en la transformant en simple organe d’enquête chargée de fournir des pièces à conviction au Tribunal révolutionnaire. Lorsqu’un crime quelconque avait été commis, je transmettais l’affaire à la commission de Kozlovski. Je me souviens de lui avoir transmis, entre autres, l’affaire Miassoïédov. On sait que pour apaiser l’opinion publique le grand-duc Nikolaï Nikolaïevitch avait organisé pendant la guerre un procès pour espionnage au terme duquel on condamna, sans aucune preuve, huit personnes qui furent immédiatement pendues. Parmi ces personnes se trouvaient le capitaine Miassoïédov et un juif nommé Freinat. Quand le frère de ce dernier me remit, le 20 décembre 1917, une demande en révision de cette affaire, je l’envoyai à la commission de Kozlovski avec la mention suivante :
« Ce jugement n’a été, comme on l’a constaté plus tard, qu’une suite de violations très graves de la loi et d’une série de crimes commis par des hauts fonctionnaires : l’ex-grand-duc Nikolaï, le ministre Tchéglovitov, le procureur Nichine et quelques autres. Tous ces crimes se traduisirent, non seulement par la mort de plusieurs hommes absolument innocents, mais jetèrent aussi une marque d’infamie sur la justice, au moment où des millions d’hommes tombaient sur les champs de bataille. Je demande à la commission de commencer immédiatement l’enquête sur ce crime atroce de l’ancien régime. »
Par cette lettre, je voulais souligner son caractère scandaleux avant l’examen formel et juridique de l’affaire.
Il y avait encore différents dossiers dont nous voulions charger cette commission. Cela nous fut impossible. Ses chefs et ses agents préféraient s’intéresser à des affaires plus juteuses qu’ils traitaient sous la rubrique « Contre-révolution et spéculation », et dont ils s’efforçaient de tenir éloignée toute personne un tant soit peu honnête. Bien entendu, pour ce travail, ils s’étaient emparés d’un palais, rien de moins que celui de Nikolaï Nikolaïevitch. Ils y occupaient toute une suite de salons coquettement meublés et richement décorés où l’on entendait désormais le cliquetis des machines à écrire, où des courriers allaient et venaient en permanence, tandis que des gardes rouges montaient la garde, fusils chargés. Le même palais était occupé par le Tribunal révolutionnaire, présidé par le bolchévique Joukov, un ouvrier de Pétrograd.
Celui-là était un vrai prolétaire, ayant un sentiment sain de la réalité et l’intuition des dissimulations chez les autres. Pendant les séances du tribunal consacrées aux menées contre-révolutionnaires, Joukov étudiait minutieusement les cas examinés et témoignait de la sympathie pour les souffrances des condamnés. Il n’infligeait jamais de peines sévères et n’aimait pas jouer avec la terreur. C’est ce qui le faisait détester par les deux avocats intellectuels. Ils le poursuivirent si longtemps de leurs railleries à propos de son attitude « non juridique » qu’un beau jour il démissionna. Je lui demandai pourtant de rester à son poste et il me répondit, le 4 janvier, en ces termes : « En réponse à la lettre par laquelle vous m’avez demandé de garder mes fonctions de président du tribunal, je puis vous faire connaître que je m’incline devant votre désir et que je retire ma démission. » Il ne le faisait que pour cette seule raison que je lui avais fait comprendre, au cours d’un entretien confidentiel, que nous étions des adversaires de la commission de Kozlovski.
Quelques jours après, je me rendis à l’improviste au siège de la commission avec mon adjoint pour me rendre compte de la façon dont les choses se passaient. Dans la cour, nous vîmes d’abord avec beaucoup d’étonnement une voiture qu’on chargeait de marchandises diverses : sucre, sacs de farine, produits textiles, etc. « Qu’est-ce que tout cela ? demandâmes-nous au garde. — Ce sont des marchandises qu’on a prises à un spéculateur », répondit-il. Bel endroit en vérité pour faire l’inventaire de tous ces objets…
Après être passés devant le poste de garde, nous entrâmes dans le bureau de Kozlovski, faisant mine de ne pas remarquer son étonnement, et nous lui demandâmes de nous montrer les dossiers de quelques cas que la commission était en train d’examiner. Je tenais particulièrement à voir les dossiers de quelques anciens ministres du cabinet Kérenski, comme Chingariov, le chef des libéraux, et Avksentiev, le chef des socialistes-révolutionnaires de droite, qui étaient alors emprisonnés à la forteresse Pierre-et-Paul. Chaque fois que j’avais demandé à la commission de les relâcher sous caution, elle s’y était refusée. Je voulais enfin savoir de quoi on les accusait et quelles preuves existaient contre eux. Avec un sourire embarrassé, Kozlovski me tendit alors de minces cahiers de papier rouge. Quand j’ouvris ces cahiers, je n’y trouvai rien, absolument rien, sinon des mandats d’arrêt. Il en était de même pour ce qui concernait les autres détenus moins importants. Lorsque je le scrutai d’un air interrogateur, il bégaya : « Leurs agissements contre-révolutionnaires sont bien connus et on n’a pas besoin de preuves… — S’il en est ainsi, pourquoi détenez-vous ces hommes-là seulement ? Et pourquoi cette appellation de “commission des enquêtes” ? »
Nous nous retirâmes, rouges de colère et de honte. Quelques jours plus tard, Joukov accourut tout essoufflé au commissariat et déclara avoir des preuves que Kozlovski et Krassikov recevaient de l’argent des familles de détenus pour relâcher leurs prisonniers et que les membres de la commission avaient transformé la « lutte contre la spéculation » en mode d’enrichissement. Je décidai d’exterminer ce nid de brigands et, le jour même, j’allai trouver Lénine à une heure inaccoutumée. Je le mis au courant de nos soupçons, de l’influence répugnante exercée par ce repaire de mercantis et je lui demandai s’il n’était pas préférable de nous débarrasser de toute cette engeance. Je ne voulais en parler qu’à Lénine, uniquement parce que cette histoire aurait pu provoquer un grand scandale dans la presse. Lénine réfléchit, fermant légèrement un œil (lorsqu’il était ainsi soucieux son visage prenait un aspect quasi mongolique) et fit défiler dans son cerveau tout ce qu’il savait du passé de Kozlovski. Celui-ci n’était pas un bolchévique proprement dit, mais un de leurs sympathisants au sein de la sociale-démocratie polonaise. Pendant son exil, certaines accusations avaient déjà été lancées contre lui, pensa Lénine tout haut. Puis il me déclara avec résolution qu’une enquête était nécessaire. Plus tard, Zinoviev me dit lui aussi que Kozlovski était mal vu de tous.
Le même jour, nous réunîmes au commissariat à la Justice un conseil auquel participèrent Joukov et la fameuse bolchévique, Elena Rozmirovitch, la femme de Krylenko. Soit dit en passant, il était vraiment curieux de voir que Krylenko, le commandant en chef de l’armée révolutionnaire, après le soulèvement d’octobre, ainsi que sa femme, Rozmirovitch, s’intéressaient plus particulièrement aux choses juridiques, aux tribunaux et aux enquêtes, qu’aux questions militaires. Quand Rozmirovitch devint dans la suite présidente de la commission des enquêtes, j’y trouvais toujours aussi Krylenko. D’abord, je pensai que des nécessités familiales l’avaient amené là, mais je constatai plus tard qu’il était au fond de son âme un juriste, un vrai procureur, et que l’interrogatoire des détenus était sa vraie passion. Je me rappelai par la suite que pendant les journées agitées de la fin février, lorsque nos forces et celles du militarisme allemand étaient pesées sur la balance de l’histoire mondiale, Krylenko fit au Conseil des commissaires du peuple un rapport puéril. Après la séance, il s’approcha de moi et me demanda avec le regard allumé du passionné, si je ne pourrais pas lui procurer quelques bons juristes pour le quartier général militaire. « Vous savez, nous avons des procès-verbaux à examiner et nous n’avons personne qui connaisse les lois », expliqua-t-il. C’est ainsi que sous l’uniforme militaire du commandant en chef se cachaient les robes de l’avocat, et du juge d’instruction.
Au cours de la réunion du commissariat on décida de commencer immédiatement l’enquête, de suspendre la commission de Kozlovski, d’opérer des perquisitions aux domiciles de celui-ci et de Krassikov, et d’en communiquer les résultats au Conseil des commissaires du peuple. Les perquisitions devaient être opérées aussitôt, avant que les inculpés puissent avoir vent de quelque chose. Mais où trouver des gardes rouges pour une mission si délicate ? Nous ne voulions pas les prendre dans la milice * et attirer ainsi l’attention. Nous déléguâmes le camarade Schreider au Smolny pour demander à Bontch-Brouïévitch, le secrétaire du gouvernement, l’appoint de quelques gardes rouges. Ne s’agissait-il pas de « très hautes seigneuries » familières de la « cour » ? Dans la journée, nous apprîmes que Bontch-Brouïévitch n’avait pu se résoudre de sa propre autorité à prendre cette décision et avait envoyé Schreider chez Lénine, à qui notre envoyé exposa tous nos projets d’enquête et à qui il demanda des instructions. Lénine discuta tranquillement avec lui et lui demanda tous les détails de l’affaire. C’est alors que, pendant qu’ils étaient en pleine conversation, Kozlovski apparut derrière une cloison de séparation en bois, se dirigeant, avec la plus parfaite tranquillité, vers la sortie.
Lénine faisait donc obstacle à l’enquête. Schreider ne put que se résigner et nous dire : « Maintenant, la perquisition à domicile est inutile. Comme il est déjà au courant de tout, il va faire le ménage dans son appartement. »
Cependant, nous poursuivîmes l’affaire le soir même. Le Conseil des commissaires prit une résolution dont le texte fut rédigé par Lénine de la façon suivante : « Considérant que certains agents se sont compromis par des actes malhonnêtes et criminels et que des accusations, dont l’exactitude ne pourra être constatée que par une vérification rigoureuse, ont été lancées contre la commission des enquêtes dans son ensemble, le Conseil a décidé de faire une enquête sur l’activité générale de la commission et de suspendre tous ses membres de leurs fonctions pendant l’enquête. »
C’est ainsi que deux bolchéviques et deux S-R de gauche furent élus à la commission d’enquête sur la commission des enquêtes… Cette décision fit une impression énorme dans la ville car on croyait de tels personnages intouchables. Pour le gouvernement des soviets c’était une grande victoire morale. Il montrait ainsi qu’il ne ménageait pas les siens si c’était nécessaire. Nikolaï Soukhanov, l’écrivain socialiste bien connu, rédacteur du journal de Gorki, Novaïa Jizn (La Vie nouvelle), déclarait partout que « c’est la deuxième victoire du gouvernement soviétique ». Je me sentais très satisfait de ce qu’une entente avait pu s’établir entre nous et les bolchéviques pour cette cause importante, le nettoyage des écuries d’Augias policières. Cependant, j’étais inquiet. Le jeu de Lénine prouvait que des bolchéviques éminents protégeaient les tristes héros de l’affaire, surtout Krassikov qui avait été autrefois en exil avec lui. Comme dans les cours royales, les relations personnelles et familiales jouaient un rôle. On se murmurait de l’un à l’autre que cette campagne s’inscrivait dans le cadre d’un règlement de comptes partisan dirigé contre les bolchéviques. Il n’est pas inenvisageable que les deux membres bolchéviques de la commission d’enquête aient reçu la consigne de ne retenir aucune accusation contre la commission des enquêtes de Kozlovski. La commission d’enquête se mit néanmoins au travail. Comme les perquisitions n’avaient rien donné, elle s’adressa à la population en lui demandant de dénoncer tous les griefs qu’elle aurait à formuler contre la commission. Les témoins se présentèrent en nombre assez restreint et l’on dut se borner à l’examen des documents abandonnés par la commission. Rozmirovitch participa à ces recherches et dans les rapports écrits qu’elle m’adressa, elle décrivait le chaos et l’atmosphère étouffante qui régnaient dans l’appartement de Kozlovski. Dans un de ces rapports, elle s’exprimait ainsi :
«La commission d’enquête du Conseil des commissaires ne peut progresser que difficilement et lentement dans les documents de la commission de Kozlovski où règne un désordre extraordinaire, peut-être volontaire. » Nous attendions tous avec anxiété le résultat des investigations. Les membres suspendus de la commission ne laissaient personne en paix. Le temps passait et les enquêteurs ne trouvaient aucune preuve réelle. Les bolchéviques que je croisais ne pouvaient s’empêcher de me décocher des regards moqueurs.
Une interpellation sur le résultat de nos investigations eut lieu au cours d’une séance du gouvernement. Lorsque Lénine apprit que très peu de personnes répondaient à l’appel de la commission et que seul le comité des S-R de gauche de Pétrograd s’était présenté devant elle, il hocha la tête comme pour dire : « Et voilà ! C’est donc bien une intrigue de parti contre les bolchéviques ! » On donna à la commission un délai de quinze jours et enfin on traita la question, le 26 février, au Conseil du gouvernement.
Les enquêteurs donnèrent leur avis sur les délits commis par Kozlovski ainsi que sur les réformes à opérer dans le travail des commissions des enquêtes. Mais il leur fut impossible de présenter des preuves de la culpabilité de qui que ce fût. Alors, un torrent d’accusations s’abattit sur nos têtes. En cette occasion, la séance était présidée par Trotski. Or Lénine ne se faisait remplacer que très rarement. Signe qu’il voulait probablement abandonner la résolution qu’il avait rédigée lui-même. Trotski écouta le rapport et se mit immédiatement en colère. Il donna la parole aux deux dignes personnages, Krassikov et Kozlovski, qui se plaignirent des S-R de gauche avec des sanglots dans la voix et expliquèrent que ces derniers avaient noirci leur réputation pour des raisons de rivalité politicienne. Ils savaient comment émouvoir leur public, prétendant être des victimes expiatoires, sacrifiées sur l’autel de la bande démocratique petite-bourgeoise. Ils voulaient montrer que leur réhabilitation serait un coup fatal porté à la bourgeoisie entière. Réprimant la colère qui perçait dans sa voix aiguë, Trotski s’adressa à moi : « Comment avez-vous pu traîner ainsi dans la boue les noms de bolchéviques éprouvés ? Comment avez-vous pu vous laisser guider par la “triviale opinion publique” de la bourgeoisie ? Comment avez-vous pu, vous, des juristes, commencer une enquête en l’absence de toute preuve de culpabilité ? »
Je répondis qu’on n’avait pas le droit d’exiger de moi des preuves au moment où j’avais mis l’affaire en mouvement, car si l’on en avait eu alors, je n’aurais pas eu besoin, en ma qualité de commissaire à la Justice, de conférer avec Lénine, et j’aurais fait arrêter les coupables de ma propre autorité. Avec des preuves incontestables entre mes mains, je pouvais faire arrêter n’importe quel commissaire du peuple. Mais j’avais fait discuter la chose et demandé un ordre spécial du Conseil des commissaires, parce que justement je n’avais aucune preuve formelle. On était seulement en présence d’une atmosphère saturée de soupçons, de dénonciations, de pourriture morale que l’on ne pouvait pas supporter plus longtemps. Il fallait remuer la vase une bonne fois, dans l’intérêt de la propreté de l’Etat. Nous ne regrettions pas le bruit que nous avions fait à cette occasion. Ce conflit ne devait pas être transformé en querelle de partis. Nous n’avions aucun désir de mener de cette façon la lutte politique.
Les passions s’étaient enflammées ; on nous accabla de reproches et d’accusations graves. On ferraillait comme si les deux suspects avaient été des anges purs aux ailes blanches. Dzerjinski, qui appartenait au même parti polonais que Kozlosvki, n’était pas venu pour défendre les calomniés : évidemment, il savait à qui l’on avait affaire. Par contre, un autre camarade de parti de Kozlovski, le commissaire au Commerce, Bronski, écumait de colère. J’observai cette scène avec étonnement. Elle éveillait vaguement dans ma mémoire une vieille image indistincte qui se précisa soudainement lorsque Bronski bondit de sa chaise en poussant des cris et en faisant de grands gestes. C’était celle d’un cercle d’émigrés politiques, quelque part à Genève ou à Paris ! On s’y déchirait exactement de la même manière dans des luttes mesquines de fractions ou de rivalités dans les fonctions exercées. Ces hommes se disputaient les lambeaux de leur drapeau socialiste avec exaltation et pleins de haine, au fond de petites salles de café, et cela au nom du même idéal. Et ce patriotisme mesquin de fraction, de leur exil douloureux où ils se trouvaient isolés, et où la chose était excusable, ils l’avaient ramené dans leur pays natal avec ses millions d’hommes en pleine révolution. On a peine à le croire, et pourtant c’est vrai : toute la soirée du 26 février 1918, c’est-à-dire durant une séance entière, au cours des journées si dramatiques où l’épée de l’Allemagne était suspendue sur la tête de la révolution russe, fut consacrée au cas Kozlovski.
On vota enfin, par onze voix contre cinq, la résolution suivante de Trotski : « Le Conseil des commissaires constate que toutes les accusations portées contre les chefs responsables de la commission des enquêtes, pour concussion et autres délits, sont sans fondement et que toute l’attaque dirigée contre eux s’inscrit dans la campagne générale de mensonges et de calomnies menée par les agents de la bourgeoisie contre le gouvernement des soviets. Considérant que l’enquête a été conduite publiquement, que toutes les personnes intéressées ont été informées à ce sujet par la presse et ont eu toute possibilité de déposer leurs communications concernant la commission au cours des six dernières semaines, le Conseil des commissaires déclare l’enquête terminée. Krassikov, Kozlovski et trois autres camarades pourront reprendre leurs postes. »
Les visages des bolchéviques rayonnaient. Les petits fonctionnaires de la commission attendaient dans le couloir la décision qui leur fut aussitôt communiquée. Lorsque je passai à côté d’eux après la séance, ils me poursuivirent de leurs regards ironiques. J’étais, en effet, sorti de la bataille avec la tête « couverte de cendres ».
* Krassikov était aussi un des financiers du parti bolchévique et de Lénine en particulier (ndt).
Ci-dessous : « Vive la terreur rouge ! » (Manifestation à Petrograd en 1918).