L’oeuvre de Wilhelm Reich
Sur la plus grande partie de la planète, la situation n’a guère évolué depuis la première édition de ce livre en 1970, et même les années 1930 lorsque Wilhelm Reich (1897-1957) militait au sein du PC allemand. La répression sexuelle sévit toujours, commandée par des morales plus ou moins rigides, répression dont les femmes sont les premières
victimes. Dans les pays riches, la libéralisation des mœurs s’exprime surtout par un déluge d’images de femmes nues et des discours empreints d’un hédonisme compatible avec l’ordre social. Mais la persistance de la violence, tant dans les pratiques que dans les fantasmes, montre que si les sociétés modernistes ont, chez elles, parfois fait reculer un peu la misère sociale, la misère sexuelle reste la chose la mieux partagée.
Constantin Sinelnikoff, qui fut l’un de ses premiers éditeurs en France, expose ici de manière chronologique les concepts-clés de la théorie du jeune Reich qui voulut combiner sexologie et politique, et montrer le lien existant entre génitalité entravée et capitalisme. Malgré son caractère parfois normatif, elle conserve encore aujourd’hui une certaine pertinence.
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Relire Reich aujourd’hui
La réédition de l’ouvrage classique de Constantin Sinelnikoff, paru aux éditions François Maspero en 1970, illustre à sa manière l’étrange destin de Wilhelm Reich. Longtemps censuré ou ignoré par les milieux universitaires, les psychanalystes et les intellectuels conformistes, le nom du théoricien de la politique sexuelle révolutionnaire (Sexpol) fit en France une apparition fulgurante en Mai 68 en tant que figure emblématique de la « révolution sexuelle » 1. À vrai dire, il n’était pas complètement un inconnu au milieu des années 1960. Aussi bien en Allemagne où les étudiants anti-autoritaires avaient largement diffusé ses textes de combat, qu’en France même, puisque divers militants d’extrême-gauche avaient traduit l’essentiel de son œuvre dans des éditions plus ou moins pirates 2 et popularisé les principaux thèmes de sa pensée 3.
Mais c’est surtout l’explosion libertaire de Mai 68 qui redonna à la critique reichienne de la répression sexuelle 4 une actualité pratique au sein de la jeunesse lycéenne et étudiante et dans divers mouvements contestataires qui entendaient politiser la vie quotidienne et, fait plus étonnant peut-être, au sein des différentes associations de psychanalyse. Celles-ci assistèrent en effet avec stupeur et irritation au retour du refoulé : la réhabilitation fracassante d’une personnalité importante du mouvement psychanalytique dans les années 1920, avant sa rupture avec Freud dix ans plus tard et son exclusion de l’Association psychanalytique internationale en 1934.
Les gardiens du dogme freudien se mobilisèrent alors, comme trente ans auparavant, en un véritable front unique pour stigmatiser une fois encore la « dissidence reichienne », son « éclectisme théorique », sa « politisation outrancière », son «utopie communiste», son « biologisme », sa « négation de l’inconscient et de la sexualité infantile », sa « confusion entre refoulement et répression », son « prosélytisme orgastique » et, pour finir, évidemment sa « psychose délirante de persécution ». Tandis que les psychanalystes orthodoxes psychiatrisaient la personnalité de Reich 5, en utilisant le procédé classique de psychologisation du politique pour mieux dépolitiser le psychologique, les « marxistes » officiels, staliniens ou mao-staliniens, vouaient le théoricien du freudo-marxisme aux gémonies. L’histoire des années 1930 se répétait ici aussi. Les intellectuels liés au Parti communiste français, mais aussi la meute des lacaniens mondains fascinés par le « père-sévère » Mao, récitaient en chœur le catéchisme inventé par Georges Politzer qui avait soutenu en 1933 que le freudo-marxisme n’était « qu’un masque grossier pour l’attaque contre-révolutionnaire contre le marxisme » 6.
La cohorte des chiens de garde du stalinisme français sonnait ainsi l’hallali théorique contre Reich dans des amalgames dignes des belles heures du jdanovisme. Réduisant son œuvre à la « mystique cosmique de l’orgone », trois idéologues de service expliquaient ainsi la ligne orthodoxe : « Il faut lire Reich dans sa totalité pour comprendre à quel point il est d’un bout à l’autre cohérent avec son délire : délire qu’il faut entendre non pas comme une folie néfaste, mais comme la fabrication d’une idéologie individuelle, totalement singulière, et ne pouvant être entendue qu’à force de compromissions (…). Placer Reich dans la foulée de l’anarchisme individualiste est entièrement justifié : c’est son vrai domaine, tout à fait spécifique, mais sans commune mesure ni avec le marxisme ni avec la psychanalyse » 7. Certaines pythonisses du « marxisme-léninisme », se réclamant de Mao et de Lacan, balayaient d’un revers de main « les déviations syncrétiques du “marxo-freudisme”, voué par définition à un lamentable échec » 8, ou déclaraient avec superbe que le « “freudo-marxisme” n’existe pas et n’a jamais existé. Ce terme de dénigrement de la part des marxistes et des idéologues bourgeois vise en fait à rendre impossible l’articulation entre matérialisme historique et dialectique, et pratique et théorie de l’inconscient freudien » 9. Une autre gardienne du temple regrettait enfin le « néo-reichisme exalté qui semble se propager sur le marché de la psycho-sociologie depuis Mai 68 » 10.
Les uns et les autres avaient surtout bien compris que les thèses critiques de Reich s’appliquaient parfaitement, malgré certains excès ou simplifications, aux organisations politiques du mouvement ouvrier et surtout aux États dits « socialistes ». Les organisations marxistes-léninistes sectaires et puritaines, mais aussi l’URSS, la RDA, Cuba, la Chine, et autres États prétendument « ouvriers » entraient de toute évidence dans le champ de la critique. Les thèses cardinales de la Psychologie de masse du fascisme, de la Révolution sexuelle, de la Fonction de l’orgasme trouvaient en effet dans la répression sexuelle, l’absolutisme bureaucratique, l’autoritarisme culturel, l’absence de démocratie, la misère psychologique de masse, la paranoïa xénophobe de ces organisations et régimes une vivante illustration contemporaine. Reich devenait donc – comme Herbert Marcuse – un dangereux gauchiste qu’il fallait disqualifier à tout prix, y compris par la calomnie 11.
Par un effet de symétrie paradoxale, les défenseurs inconditionnels de Reich tombèrent également au cours des années 1970 et au-delà dans le même travers de travestissement politique ou de dépolitisation de son œuvre. Refoulant largement son combat pour la politisation de la question sexuelle (Sexpol), méconnaissant très souvent ses analyses pertinentes du fascisme et de la réaction religieuse, ignorant aussi que Reich s’était efforcé d’articuler la puissance contestataire, dialectique, du marxisme et de la psychanalyse et de l’appliquer à l’analyse des processus sociaux 12, scotomisant de plus en plus sa critique des institutions bourgeoises dominantes – État, famille, école, église, armée, partis, etc. –, de nombreux « reichiens » convertis à la bioénergie, à l’écologie personnelle et aux « communautés de vie », édulcorèrent le contenu politique subversif de son travail pour en faire une sorte d’art de vivre et de jouir, un « souci de soi » hédoniste. Le mot d’ordre situationniste – « vivre sans temps mort et jouir sans entraves » – était ainsi vidé de sa substance révolutionnaire au profit d’une psychologie existentielle, d’une biothérapie, d’une végétothérapie, d’une orgasmothérapie, voire d’un mysticisme cosmique orgonomique (« énergie d’orgone cosmique ») – que certains baptiseront de manière assez lyrique « cosmocoït » 13. Centrés sur l’épanouissement de soi, la résolution pacifique des conflits, l’hygiène de vie, fréquemment aussi sur une quête spirituelle, ces néo-reichiens eurent tendance à privilégier l’éducation des enfants, le retour à la nature, la psychothérapie et la conversion des individus au détriment de la transformation radicale des rapports sociaux.
Cette réédition est donc précieuse pour comprendre l’ensemble de ces débats qui sont sans doute datés, mais sûrement pas dépassés, et concernent directement les questions de notre temps. Bien qu’il n’aborde que la période européenne de l’œuvre de Reich – celle qui concerne la politique et l’économie sexuelles, la fonction sociale de la libido génitale, l’analyse caractérielle, le freudo-marxisme, la critique de la répression sexuelle, l’analyse de la psychologie de masse du fascisme et des mouvements mystico-religieux réactionnaires –, ce livre est aujourd’hui la meilleure introduction à la lecture de textes décisifs pour celles et ceux qui n’entendent pas simplement contempler le monde mais le transformer.
De toute évidence cependant, Reich ne saurait être réduit à ces seuls aspects sociologiques, anthropologiques ou politico-sexuels et ses textes ultérieurs consacrés à la biopathie du cancer, l’énergie d’orgone, la biophysique, les phénomènes énergétiques du cosmos 14, méritent aussi attention, même s’ils se situent dans une
perspective différente que l’on pourrait qualifier de métaphysique pan-énergétique ou bio-cosmique. C’est d’ailleurs en prenant prétexte des spéculations vitalistes souvent confuses de Reich, de ses hasardeuses expériences orgonomiques aux États Unis, mais aussi de ses idées de persécution et de « complot communiste » contre son œuvre et sa personne 15, que de nombreux intellectuels, psychanalystes, psychiatres ou psychologues ont voulu disqualifier l’œuvre tout entière de Reich.
Il reste pourtant que ses grandes intuitions freudo-marxistes possèdent aujourd’hui encore une réelle valeur heuristique, pour peu qu’on veuille les contextualiser correctement et confronter leurs formulations à l’évolution rapide et massive des mœurs depuis Mai 68. Les phénomènes fascistes classiques se sont complexifiés avec les intégrismes, l’islamisme radical, les idéologies nationalistes, les mouvements populistes. Le modèle de la famille patriarcale s’est affaibli avec le développement des familles recomposées ou monoparentales et maintenant des couples homosexuels. Les phénomènes autoritaires de contrôle des masses se sont insidieusement diversifiés avec l’industrie abrutissante du divertissement, le tourisme et l’opium du sport-spectacle. La libéralisation des mœurs et l’émancipation des femmes ont également ébranlé de nombreux interdits sexuels, la marchandisation généralisée de la sexualité et l’omniprésence des discours sur le sexe ont même fini par banaliser une forme de consommation sexuelle.
Peut-on encore dans ces conditions parler de peste émotionnelle, de répression ou de misère sexuelle ? Sans aucun doute si l’on actualise deux thèses centrales de Reich: le rôle de l’encadrement répressif des pulsions sexuelles, particulièrement de la libido génitale, dans le renforcement et la reproduction des institutions de domination, qu’elles soient politiques ou civiles ; le rôle subversif de la revendication du plaisir sexuel. Sur la plus grande partie de la planète, la sexualité reste soumise à l’oppression religieuse et familiale et n’est que rarement admise comme source individuelle autonome de plaisir. Dans les pays du monde capitaliste avancé, la libéralisation du sexe n’est effective que pour la bourgeoisie et la petite-bourgeoisie urbaine, tandis que l’immense majorité des travailleurs des villes et des campagnes, particulièrement les femmes, continuent de subir les tabous de la morale traditionnelle. On doit alors constater, comme l’a souligné Adorno, que « la libération sexuelle n’est qu’apparente dans la société actuelle. (…) Le sexe, suscité et réprimé, orienté et exploité sous les formes innombrables de l’industrie matérielle et culturelle, est absorbé, institutionnalisé, administré par la société – pour mieux le manipuler » 16. Et cette instrumentalisation du sexe est toujours concomitante des diverses exploitations, oppressions et aliénations du moment, qu’elles soient économiques, politico-idéologiques, religieuses ou culturelles.
Le message de Reich reste donc aujourd’hui encore d’une brûlante actualité : une société qui prive de liberté l’immense majorité de la population ne saurait admettre une réelle liberté sexuelle. Lutter pour le droit au plaisir sexuel revient par conséquent à lutter pour l’émancipation sociale.
Jean-Marie Brohm,
auteur de le Corps analyseur,
essai de sociologie critique. Anthropos, 2001.
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(1) Wilhelm Reich, la Révolution sexuelle. Pour une autonomie caractérielle de l’homme, Paris, Plon, 1968 (traduction de Constantin Sinelnikoff).
(2) Voir par exemple W. Reich, la Lutte sexuelle des jeunes, Paris, 1966, sans mention d’éditeur ni de traducteur. Cette brochure avait été en fait publiée en édition pirate à Paris par EDI et traduite avec une introduction de
J.-M. Brohm. Elle fut rééditée en 1972 dans la Petite collection Maspero, n° 100, sous une version corrigée, avant d’être interdite… Voir la Bibliographie, page 293.
(3) Outre Constantin Sinelnikoff, à qui l’on doit plusieurs traductions de Reich, et Daniel Guérin, on mentionnera ici Boris Fraenkel qui fit connaître Reich, mais aussi Marcuse au sein des mouvements d’extrême-gauche en France (il fut par exemple l’un des traducteurs de Éros et civilisation. Contribution à Freud, Minuit, 1963). Deux numéros de la revue Partisans, éditée par Maspero, firent date sous la direction de Fraenkel : le n° 32/33 (« Sexualité et répression I »), octobre 1966, avec en particulier son article « Pour Wilhelm Reich », et le n° 66/67 (« Sexualité et répression II »), juillet-octobre 1972.
(4) Mai 68 a aussi été préparé en milieu étudiant par la critique de la répression sexuelle. Voir par exemple la brochure éditée par les situationnistes à Strasbourg en 1966 : De la misère en milieu étudiant considérée sous ses aspects économique, politique, psychologique, sexuel et notamment intellectuel, et de quelques moyens pour y remédier, qui cite élogieusement Reich, « cet excellent éducateur de la jeunesse ». Plusieurs fois rééditée, notamment par Champ libre en 1976, cette brochure a été à nouveau publiée par la revue Prétentaine, n° 4 (« Les situs expliqués aux enfants »), mai 1995.