L’Antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920)

L’historiographie méconnaît souvent les nombreux pogroms perpétrés pendant la Révolution russe. Si la plupart sont dus aux armées Blanches, les Rouges en prirent aussi leur part. Face à cela les dirigeants communistes, souvent d’origine juive eux-mêmes, eurent du mal à définir une position claire dans la crainte qu’ils avaient de se couper d’une partie de leur base qui confondait spontanément les Juifs et « l’ennemi bourgeois ». C’est finalement sous la pression des partis socialistes juifs plus ou moins sionistes, comme le Poale Zion (Travailleurs de Sion), que la barre sera redressée et que le pouvoir bolchévique combattra résolument ces tendances délétères. C’est tout cela que, dans son ouvrage pionnier, rédigé à partir des archives russes et ukrainiennes, le jeune historien Brendan McGeever expose donc dans le détail. Par ce biais, son ouvrage offre aussi un angle d’étude intéressant sur le fonctionnement au quotidien de l’Etat soviétique naissant et de ses armées.

Brendan Mc Geever présentera son ouvrage le 22 mai (à 18 h 30) à l’Ecole normale supérieure (45 rue d’Ulm, Paris Ve). Entrée libre. La séance sera en anglais, mais l’intervention sera surtitrée et les questions traduites en français.

Nombre de pages: 320

Date de parution:

ISBN: 2-913112-72-2

Prix : 15.00

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Introduction

L’arrivée au pouvoir des bolchéviques en octobre 1917 annonçait le renversement d’un monde marqué par l’exploitation et l’oppression. Née, avant tout, d’une volonté de revanche sans précédent sur les injustices sociales, la révolution semblait annoncer également la fin de la domination genrée et racialisée. Cette promesse d’un monde libéré du racisme a résonné loin à la ronde, recueillant de la sympathie parmi tous les peuples. Elle a été puissamment saisie dans les écrits de l’écrivain jamaïco-américain Claude McKay, dont l’intérêt pour le bolchévisme provenait spécifiquement de son opposition à l’antisémitisme. Il écrivait en septembre 1919 que chaque Noir… devrait étudier le bolchévisme et expliquer sa signification aux masses de couleur. C’est l’idée la plus grande et la plus scientifique qui flotte dans le monde aujourd’hui… Le bolchévisme a rendu la Russie sûre pour le Juif. Il a libéré le paysan slave du prêtre et du fonctionnaire qui ne peuvent plus l’inciter à tuer des Juifs pour soutenir leurs institutions pourries. Elle pourrait rendre les États-Unis sûrs pour les Noirs… Si l’idée russe devait s’imposer aux masses blanches du monde occidental… alors les travailleurs noirs seront automatiquement libres !

Pourtant, la promesse antiraciste alla à l’encontre de la réalité de la guerre civile. Au moment même de la révolution, les bolchéviques furent confrontés à des flambées massives de pogroms qui se répandirent dans les vastes régions de l’ouest et du sud-ouest de l’ancienne « Zone de résidence » (tchertá ossédlosti) * [note : Vaste territoire incluant la majeure partie des actuelles Lituanie, Biélorussie, Pologne, Moldavie, Ukraine et de l’ouest de la Russie où les Juifs étaient cantonnés jusqu’en 1917. Certains tout de même, intellectuels ou artisans, étaient autorisés à vivre dans le reste du pays.] Ces violences étaient avant tout le fait de forces hostiles à la révolution. Mais elles posaient des questions fondamentales sur le projet et révélaient la nature et l’étendue de la sensibilité de la classe ouvrière et des paysans à l’antisémitisme. Au grand dam des dirigeants du parti, des secteurs de la base sociale des bolchéviques furent impliqués dans ces violences.

Commencés dans les premières semaines de 1918, les pogroms se poursuivirent tout au long des années de guerre civile, atteignant un pic dévastateur en 1919 mais se prolongeant jusque dans les années 1920. Il s’agit de l’attaque la plus violente contre la vie juive dans l’histoire moderne d’avant l’Holocauste : selon des estimations prudentes, le nombre de morts s’élève à environ 50 000-60 000, mais le véritable chiffre atteint probablement les 100 000 ou les dépasse. A l’époque, certains responsables soviétiques ont avancé l’hypothèse que 200 000 personnes ont pu périr au cours de cette période. Le chiffre minimal de 2 000 pogroms est avéré. A la suite de ce carnage, des centaines de milliers de Juifs ont fui vers l’Ouest, tandis que plus d’un demi-million étaient déplacés et beaucoup d’autres blessés et endeuillés. La révolution russe, un moment d’émancipation et de libération, s’est accompagnée pour de nombreux Juifs d’une violence raciale d’une ampleur sans précédent.

L’Antisémitisme dans la Révolution russe poursuit deux objectifs principaux. Premièrement, examiner la superposition complexe et parfois explosive entre l’antisémitisme et la politique révolutionnaire. Ensuite, analyser les tentatives des bolchéviques pour l’affronter, y compris au sein du mouvement révolutionnaire lui-même. Un tel projet engage inévitablement un certain nombre de débats à travers une série de disciplines. Avant tout, ce livre s’inscrit dans le cadre d’une vaste littérature sur les pogroms, d’un intérêt récent (et croissant) pour les relations entre les Juifs et les soviets dans les premières années qui ont suivi 1917 et, plus généralement, des études désormais abondantes consacrées à la « question nationale » en Russie soviétique. Pourtant, le travail présenté ici va au-delà de l’historiographie de la révolution russe. La réponse bolchévique à l’antisémitisme a eu des répercussions dans le monde entier et trouvé un écho particulier parmi une couche de radicaux afro-américains engagés dans la confrontation avec le suprémacisme blanc et le racisme anti-Noirs. Notre étude maintient ce lien entre racisme et antisémitisme et, ce faisant, aborde les récents débats au sein de la gauche marxiste sur la race, la classe et la mobilisation antiraciste. En outre, en explorant la manière dont un mouvement révolutionnaire aborda la question de la violence antijuive, il s’inscrit dans le cadre de débats résurgents sur la signification historique et contemporaine des rapports de la gauche avec l’antisémitisme.

L’ « antisémitisme rouge » dans la révolution

On sait depuis un certain temps que l’antisémitisme n’a pas toujours épargné les partis de gauche au cours de la révolution, mais, jusqu’à récemment, le phénomène a rarement été étudié en profondeur. Les travaux fondamentaux d’Elias Tcherikower, publiés au début des années 1920 et au milieu des années 1960, ont établi qu’il traversait les clivages politiques dans la Russie révolutionnaire. Aucune formation politique, insistait Tcherikower, n’en était préservée, y compris les bolchéviques. Ce constat a été porté à la connaissance d’un public plus large encore par le journaliste et dramaturge Isaac Babel, dont le récit littéraire de l’antisémitisme au sein de l’Armée rouge l’amenait à poser cette question obsédante : « Où donc est la révolution et où est la contre-révolution ? »

Pourtant, alors que des ouvrages sur les pogroms de la guerre civile commençaient à être publiés, l’accent restait largement mis sur la culpabilité des unités militaires antibolchéviques ; et pour de bonnes raisons. Dans son étude classique, Nahum Gergel a calculé que la majeure partie des atrocités avaient été commises par les armées de Petlioura et de Dénikine (40 % et 17,2 % respectivement). Par contraste, l’Armée rouge n’a provoqué que 8,6 % des pogroms de la guerre civile, ce qui en fait l’une des moins enclines à la violence antijuive des principales forces militaires en présence. Néanmoins, pendant des décennies, il n’y eut aucun examen sérieux de la nature et de l’étendue de la violence antijuive perpétrée par cette armée. Cela changea avec la publication des travaux importants des historiens russes Oleg Boudnitski et Vladimir Bouldakov qui ont beaucoup contribué à approfondir notre compréhension de l’importance de l’antisémitisme au sein de l’Armée rouge pendant cette période.

Notre ouvrage s’appuie sur ces études récentes en proposant une analyse de l’articulation entre l’antisémitisme et le processus révolutionnaire. Bien que marginaux par rapport au tableau général de la violence antijuive pendant la guerre civile, les pogroms de l’Armée rouge sont placés ici au centre de notre étude en raison des problèmes fondamentaux qu’ils ont posés au gouvernement soviétique et à son engagement internationaliste et antiraciste. En dépassant les distinctions catégoriques et nettes entre « antisémites » et « non-antisémites », « révolutionnaires » et « contre-révolutionnaires », le livre met en lumière les manières complexes dont l’antisémitisme pouvait trouver une place dans la politique révolutionnaire. Il y parviendra surtout en offrant la discussion la plus approfondie à ce jour sur le rôle de l’antisémitisme et de la violence pogromiste au sein de l’Armée rouge.

L’antisémitisme était donc présent à un degré significatif dans les mouvements contre-révolutionnaires, mais également dans le mouvement révolutionnaire. Au cours de l’année 1917, des signes avant-coureurs d’agitation antisémite au sein de la classe ouvrière et du mouvement socialiste commencèrent à apparaître. Ce n’est toutefois que lors de la vague de pogroms du printemps 1918 – la première après Octobre – que cette montée en puissance apparut pleinement. Ces pogroms, examinés en détail au chapitre 2, furent principalement perpétrés par des éléments peu structurés de l’Armée rouge stationnés dans les régions frontalières de la Russie occidentale et de l’Ukraine orientale. Dans le cas choquant d’Hlukhiv, le pouvoir soviétique s’est constitué à travers la violence anti-juive. Ces événements ont révélé la nature et l’étendue de l’antisémitisme au sein de pans de la classe ouvrière et de la paysannerie. Le premier test de la position de la direction bolchévique sur le problème sera donc de faire face à la violence pogromiste perpétrée par ses propres cadres.

Cette dynamique atteignit son crescendo le plus violent et le plus sanglant lors de la vague de pogroms de 1919, qui s’est étendue à des régions entières, situées aux frontières de l’ouest et du sud-ouest, ainsi qu’à plusieurs régions de l’« intérieur » de la Russie. La situation était particulièrement grave en Ukraine où, pour assurer la révolution au milieu de l’année 1919, les bolchéviques furent contraints, même à contrecœur, de s’appuyer sur une base sociale dont certaines parties étaient profondément contaminées par l’antisémitisme, que, dans sa propagande, le gouvernement soviétique présentait comme le fonds de commerce de la « contre-révolution ». Pourtant, des archives du parti et du gouvernement montrent que la réalité était autrement plus complexe. Au printemps et à l’été 1919 en Ukraine, de nombreux membres de l’Armée rouge ne voyaient aucune contradiction entre combattre pour le « pouvoir soviétique » et s’attaquer à ceux qu’ils appelaient les « exploiteurs juifs ».

Le sentiment populaire anti-bourgeois, réservoir essentiel du socialisme révolutionnaire, était en même temps un ressort de mobilisation antisémite. Sur le terrain, les catégories de la lutte des classes étaient parfois déployées d’une manière sur laquelle les bolchéviques n’avaient aucun contrôle. Alors que l’antisémitisme se situait principalement à la droite de l’éventail politique, certains de ses éléments constitutifs trouvaient un attrait particulier dans des secteurs de gauche. Comme l’a noté avec perspicacité le regretté Moishe Postone, dans les moments de crise, l’antisémitisme « peut apparaître comme un adversaire de toute hégémonie » sociale. Le danger qu’il représente pour les socialistes et les anticapitalistes réside dans sa configuration unique « en tant que forme fétichisée de conscience oppositionnelle, expression d’un mouvement des petites gens contre une forme intangible et globale de domination ». En 1919, le bolchévisme s’est montré vulnérable à cette tendance à mesure que les rangs du parti grossissaient et que son message radical était repris dans les masses.

Les réponses bolchéviques à l’antisémitisme

L’Antisémitisme dans la Révolution russe propose également la première analyse approfondie des tentatives du parti pour affronter cette calamité. Il est bien connu que les dirigeants bolchéviques s’y opposaient et considéraient les pogroms comme une menace pour la survie des Juifs et de la révolution. Cependant, les travaux consacrés aux décisions du gouvernement soviétique sur le sujet pendant la période révolutionnaire sont rares. Le travail pionnier d’Oleg Boudnitskii a comblé en partie cette lacune, mais il n’existe toujours pas d’étude détaillée, dans quelque langue que ce soit, de la confrontation des bolchéviques avec l’antisémitisme pendant la révolution.16 Notre ouvrage propose une telle analyse. Les études sur l’opposition bolchévique à l’antisémitisme après octobre 1917 partent généralement du célèbre décret du Conseil des commissaires du peuple (Sovnarkom) de juillet 1918, signé par Lénine.Cependant, comme nous l’expliquons au chapitre 3, ce décret ne marque pas le début, mais l’aboutissement de la première phase de la réponse soviétique au problème. Entre avril et juillet 1918, en effet, s’étend une période de profonde activité politique d’opposition à l’antisémitisme, qui jusqu’à présent a le plus souvent échappé à l’attention des chercheurs.18 Dès que les pogroms de l’Armée rouge à Hlukhiv et dans d’autres régions furent connus, un groupe de socialistes juifs non bolchéviques, plus ou moins liés au Commissariat aux affaires juives de Moscou (Yevreisky Kommissariat) *, lança une campagne dans les soviets. Leur plus grande réussite fut la création, en mai 1918, de la première institution d’État consacrée à la lutte contre ce fléau. Le plus important est peut-être que ces militants furent les premiers, voire les seuls, au sein des institutions centrales du gouvernement soviétique en 1918 à l’alerter sur l’antisémitisme sévissant au sein de l’armée. Leur campagne avait commencé trois mois avant le décret rédigé par Lénine.

Toutefois, ces initiatives feront long feu. À la mi-mai 1918, le Commissariat juif sera dissous au plus fort de ses activités, emporté par le mouvement plus large de centralisation de l’État soviétique. Sa dissolution eut des conséquences immédiates : ne disposant ni du personnel ni des moyens institutionnels nécessaires à sa poursuite, la campagne contre l’antisémitisme d’avril et mai 1918 s’arrêta net. Lorsque la vague la plus féroce de pogroms éclata en Ukraine au début de 1919, le gouvernement fut pris au dépourvu. Une campagne fut bien relancée au cours de la première moitié de 1919 en Ukraine, mais elle était largement réactive et sporadique.

Les choses changèrent au cours de la seconde moitié de l’année 1919 par l’entrée au gouvernement d’un nouveau groupe de révolutionnaires juifs non bolchéviques, en l’occurrence des bundistes * communistes et des militants du Fareynikte (Parti socialiste juif unifié des travailleurs). Ayant rompu avec leurs partis respectifs, ils rejoignirent le gouvernement soviétique et constituèrent une nouvelle force de confrontation avec l’antisémitisme. Comme le montre le chapitre 6, ils apportaient avec eux une détermination née non pas de préoccupations tactiques ou stratégiques, mais d’une urgence et d’un impératif éthique enracinés dans leur expérience personnelle de la violence antisémite. Tout comme en 1918, la direction de l’action se déplace de la gauche juive (non bolchévique ou récemment devenue bolchévique) vers le centre du parti. Rassemblés autour du Bureau central de l’Evsektsiia (les sections juives du Parti communiste russe), ces militants créent en août 1919 une nouvelle institution d’État baptisée « Comité de lutte contre l’antisémitisme ». Cette initiative unique constitue l’antisémitisme en sphère distincte et dédiée du travail du parti. Comme son prédécesseur en 1918, la stratégie du comité était éducative : il s’agissait de dresser culturellement la classe ouvrière, l’Armée rouge et la paysannerie contre l’antisémitisme. Cependant, une fois de plus, quelques semaines seulement après le début de ses travaux, il fut lui aussi dissout par la direction du parti. Le volet le plus prometteur de l’opposition à l’antisémitisme à émerger au sein de la révolution russe disparaissait.

Cela souligne un argument central du livre : il y eut bien une réponse soviétique à l’antisémitisme, mais elle n’était pas due aux bolchéviques. Ceux-ci campaient sur une position remontant à la période impériale tardive. Lorsqu’il s’agît d’actualiser – c’est-à-dire de mettre en pratique – ces sentiments après octobre 1917 et pendant la guerre civile, le processus reposa en grande partie sur l’action d’un petit groupe de radicaux juifs non bolchéviques au sein des commissariats juifs et des Evsektsii.

Du concept à la réalité

Il est largement admis que l’opposition soviétique à l’antisémitisme découle des courants internationalistes et assimilateurs du bolchévisme, c’est-à-dire de la direction du Parti, pour qui les attachements à l’ethnicité étaient faibles, voire inexistants. Pourtant, au quotidien, nous découvrons que la confrontation soviétique avec l’antisémitisme avait des origines assez différentes. Comme cette étude le montre clairement, elle a été profondément surdéterminée par l’inclusion dans l’appareil d’État d’un groupe de radicaux juifs vaguement apparentés, dont les idées étaient aussi « particulières » qu’universelles. Qu’ils soient marxistes-sionistes ou territorialistes *, bundistes ou bolchéviques, ces révolutionnaires étaient engagés dans l’élaboration d’un projet national-culturel juif aux contours assez larges. En d’autres termes, ils faisaient partie de ce que Ken Moss considère comme la «renaissance juive» dans la révolution russe. Leur chemin vers le bolchévisme a été parfaitement décrit par le leader communiste de l’Evsektsiia, Avrom Merezhin, en 1921, selon qui « la question juive a été la porte qui les a menés à nous ».

Cette dynamique est loin d’être propre à la révolution russe. Comme l’a montré le sociologue historien Satnam Virdee, l’élan antiraciste du socialisme européen à la fin du XIXe siècle et au début du XXe a souvent dû être introduit de l’extérieur par ces « étrangers de l’intérieur » contre lesquels la nation se définit souvent. Virdee conceptualise cette couche sociale comme des « étrangers racisés ». S’inspirant de   W. E. B. Du Bois, il suggère que l’expérience de la racialisation et de l’exclusion a doté ce courant minoritaire socialiste d’une « seconde vue », d’une vista qui lui a ouvert une certaine perspective sur la société observée depuis ses marges ; et ainsi lui a permis de voir « plus loin » que d’autres segments de la classe et du mouvement socialiste, et de mettre en évidence, pour le bénéfice du mouvement dans son ensemble ainsi que pour eux-mêmes, une critique clairvoyante de la race et de la domination.

Notre ouvrage place ces idées théoriques au service de son analyse de la révolution russe. Il soutient que les radicaux juifs qui ont intégré le gouvernement soviétique en 1918 et 1919 ont apporté avec eux une approche particulière de la lutte contre l’antisémitisme, fruit de leur position au sein d’une société traversée par des vagues récurrentes de violence anti-juive. L’histoire de la gestion de l’antisémitisme par la première révolution marxiste réussie du monde est donc intimement liée au développement de projets culturels et nationaux juifs impliquant des socialistes juifs de la diaspora et des sionistes marxistes, qui ont temporairement mis de côté leurs aspirations à une patrie sioniste pour contribuer à la profonde révolution culturelle et politique de la vie sociale juive en Russie soviétique. Comme le montre le chapitre 6, plus on se rapprochait politiquement d’un projet socialiste-national juif dans le contexte de la révolution russe, plus on était susceptible d’élever et de prendre au sérieux la question de l’antisémitisme dans sa propre pratique politique. En d’autres termes, la proximité d’un projet socialiste-national juif semble avoir facilité une forme plus pressante de praxis antiraciste.

Mais l’action seule ne permit pas que la réponse soviétique à l’antisémitisme vît le jour. La chose remarquable dans le projet bolchévique est d’avoir transformé ces outsiders en insiders. Dans leur jeunesse, les révolutionnaires juifs se heurtaient à l’antisémitisme d’État, aux quotas dans l’éducation et l’emploi, et à un blocage de la mobilité sociale – autant d’éléments constitutifs de leur radicalisation politique. La révolution de 1917 fut le moment de l’émancipation des Juifs russes. En leur ouvrant les portes de l’État et en annonçant la transformation totale des relations sociales, les bolchéviques ont concrétisé une révolution qui s’était construite au sein de la vie sociale, culturelle et politique juive au cours du siècle précédent. En entrant dans l’État soviétique, ces révolutionnaires ont créé des écoles et des journaux yiddish, des clubs de travailleurs et des théâtres d’État. C’était la rencontre entre une couche de révolutionnaires juifs radicalisés et un gouvernement bolchévique naissant qui offrait un champ d’action sans précédent pour la mobilisation politique des minorités ethniques au niveau de l’État. L’Evsektsiia et les commissariats juifs étaient des incarnations vivantes de cet engagement bolchévique en faveur de l’internationalisme et de la « discrimination positive ». Des études antérieures ont montré comment les révolutionnaires juifs qui travaillaient dans ces institutions ont apporté avec eux leur propre programme culturel, politique et idéologique dans l’État soviétique.27 La nôtre suggère qu’ils ont également apporté avec eux un degré capital d’urgence antiraciste. En recadrant notre compréhension de la manière dont le premier État marxiste du monde a répondu à une violence antisémite sans précédent, L’Antisémitisme dans la Révolution russe vise à offrir une nouvelle contribution à l’histoire complexe des relations entre marxisme et antiracisme.

Brendan Mc Geever présentera son ouvrage le 22 mai (à 18 h 30) à l’Ecole normale supérieure (45 rue d’Ulm, Paris Ve). Entrée libre. La séance sera en anglais, mais l’intervention sera surtitrée et les questions traduites en français.