La Mission de Joel Brand
Sentant venir la défaite, Himmler décide en avril 1944 de proposer aux Anglo-Américains et au « judaïsme international » le marché suivant : accueillir les centaines de milliers de juifs hongrois menacés d’extermination contre 10 000 camions. Il veut par là freiner un tant soit peu la déconfiture de l’armée allemande et surtout prendre des contacts en vue d’une paix séparée. L’homme choisi pour cette improbable mission, Joel Brand, s’occupe à l’époque d’une organisation budapestoise d’aide aux juifs polonais ou slovaques pourchassés par les Allemands. Quand il part pour Istanbul à la mi-mai 1944, puis pour Le Caire, Brand n’espère pas vraiment sauver tous ses coreligionnaires, mais il ne peut imaginer qu’il va se heurter à la pusillanimité de l’Agence juive et à la franche réticence des Anglais qui l’empêcheront de revenir en Hongrie. Moyne, le ministre-résident britannique au Moyen-Orient, lui aurait même demandé, tandis qu’il était retenu en Egypte : « Mais que voulez-vous donc que je fasse d’un million de Juifs ? » Malgré tout, l’action de Brand, ainsi que celle d’autres responsables restés à Budapest comme Reszö Kasztner et Endre Biss, permettra de sauver au final un bon tiers des juifs de Hongrie.
Nouvelle traduction d’Erzsébet Comte, annotée et illustrée.
Prix : 16.00€
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Invité par Eichmann à aller proposer aux Alliés l’échange de la liberté d’un million de Juifs hongrois contre 10 000 camions, Joel Brand est interrogé par les services secrets anglais au Caire où ils l’ont placé en résidence surveillée.
Pendant les trois premiers interrogatoires, il me laissa parler seul. Il n’exprimait aucun avis personnel. Il essayait de se faire une idée sur la formation de notre organisation à Budapest. J’avais l’impression que les questions qui me touchaient le plus n’étaient que secondaires à ses yeux. Il ne lui semblait pas important de sauver des êtres condamnés à mort. Ce qui comptait pour lui, c’était de réunir des éléments qui pourraient servir un jour ou l’autre aux services secrets anglais. Mais au quatrième interrogatoire, nous abordâmes la question essentielle. Il demanda :
«Pensez-vous que les Allemands aient fait cette offre sérieusement?
– J’en suis certain.
– Croyez-vous que tout cela puisse être une entreprise privée d’Eichmann, Wisliceny et Krumey ? Ou que le gouvernement allemand soit caché derrière tout cela ? Je ne sais pas si le gouvernement allemand est derrière tout ça. Mais ces gens agissent certainement sur ordre du Reichsführer SS Himmler.
– Comment en arrivez-vous à cette conclusion ?
– La totalité du Service de la sécurité à Budapest, à Vienne, à Bratislava y participe. Il me semble que von Klages est très important dans la hiérarchie allemande. Il est très informé de l’affaire et il la soutient. On m’a donné un passeport et un avion postal allemands. On a autorisé un Juif à quitter officiellement, en pleine guerre, un territoire occupé par les Allemands. L’ambassade allemande à Istanbul était au courant. Tous ces officiers SS sont des assassins, mais ils ne sont pas idiots. Ils savent que la libération de 100 000 personnes ne pourra pas rester l’affaire privée de quelques SS. Pendant les discussions, il me semblait sans cesse qu’ils recevaient en permanence des instructions de Himmler.
– Vous êtes donc convaincu, Monsieur Brand, que les Allemands libéreront le reste des Juifs si votre offre est acceptée ? – Si on peut croire Eichmann, pas exactement le reste. Un million et demi de Juifs, peut-être, sont encore en vie dans les territoires occupés par les Allemands. Il veut en libérer un million.
– Et le tout contre 10 000 camions ?
– Pour moins que ça. Pour quelques millions de dollars. J’en suis absolument persuadé.
– Alors je vous prie de m’expliquer, Monsieur Brand, comment c’est possible. Ces gens-là ont provoqué le monde entier avec leur projet fou de mener à terme l’extermination des Juifs. Ils ont assassiné cinq millions de Juifs, et ils libéreraient le dernier million pour quelques millions de dollars ? Que représentent même cent millions de dollars par rapport à leurs dépenses quotidiennes de guerre ? Mais enfin, comment peut-on comprendre une telle politique ? – J’ai mon idée là-dessus. Mais je ne suis pas venu jusqu’ici pour exposer des théories sur les Allemands. Je suis d’avis qu’on doit accepter cette offre, ou, au moins, m’autoriser à poursuivre les négociations. Que risque l’Angleterre ? Les nazis m’assassineront peut-être. Alors ça ne fera jamais que cinq millions de morts et un de plus.
– Avant de nous engager sur ce point, nous devons essayer de déceler les intentions des nazis au fond de cette affaire.
– Pour y parvenir, il faut inviter les nazis à dépêcher des délégués pour négocier dans un pays neutre. L’Agence juive doit envoyer ses gens et un observateur allié pourrait être présent.
– Cela sera sûrement fait, Monsieur Brand, mais cela ne relève pas de ma compétence. J’ai ici pour tâche de recueillir votre opinion. Aussi ne craignez pas, s’il vous plaît, de me faire part de vos théories sur le comportement des nazis.
– C’est plus compliqué que vous le pensez. On se trompe généralement quand on se représente l’appareil de pouvoir allemand comme un bloc monolithique. Il y a différents groupes et coteries qui s’opposent les uns aux autres. Aussi longtemps que tout allait bien pour eux, les nazis ont caché ces dissensions. Maintenant elles se font visiblement plus aiguës. Je vais vous énumérer les raisons qui peuvent amener ces officiers à agir ainsi. Premièrement, ces gens voient la catastrophe approcher. Ils essaient d’obtenir une grâce pour leurs crimes. Ils se sont rendus coupables de crimes innombrables contre tous les peuples d’Europe. Mais aucun forfait n’est aussi accablant que celui qu’ils ont commis contre les Juifs. Il faut savoir qu’ils attribuent aux Juifs un immense pouvoir. Le conte des Sages de Sion, d’un gouvernement mondial secret, suinte véritablement dans leurs têtes. Si ce que Bandi Grosz rapporte est exact, ils espèrent que les négociations avec nous les mèneront aux Alliés. Lorsqu’on m’a conduit dans cette mystérieuse maison paysanne, à ce moment-là, je n’ai pas pris au sérieux les théories de ce Monsieur Laufer. Mais aujourd’hui, je me souviens de détails que j’avais oublié et il me paraît de plus en plus clair que Himmler veut essayer de conclure une paix séparée avec les Alliés occidentaux, éventuellement en sacrifiant Hitler. Il imagine vraisemblablement qu’il lui serait possible de manœuvrer avec les Occidentaux contre la Russie et d’obtenir ainsi une grâce générale pour ses gens. Mais tout cela est de la politique de haut vol qui ne me concerne pas. J’ai une mission concrète. Je veux racheter un million de Juifs.
– Vous avez parlé de plusieurs raisons qui pousseraient les nazis à agir. – La clique avec laquelle j’ai négocié veut peut-être gagner de l’argent et s’assurer des grâces personnelles.
– Pourquoi alors ces gens-là ont-ils besoin de camions ?
– Peut-être ils n’en ont besoin que pour obtenir d’Hitler l’arrêt du meurtre des Juifs. Hitler est un maniaque : l’extermination des Juifs est son idée fixe. Il faut donc lui présenter des arguments militaires de poids pour arrêter son bras, bien que la situation aujourd’hui soit bien différente qu’en 1942.
– Jusqu’à quel point, Monsieur Brand ?
– Quand le gouvernement du Reich, à la fin de 1941, après l’entrée en guerre de l’Amérique, décida de liquider les Juifs, les Allemands avaient alors l’espoir de triompher et d’instaurer leur « ordre nouveau » en Europe. À cette époque-là, ils voulaient épurer l’Europe des Juifs, et pas seulement le Reich. Ils nous considèrent, nous les Juifs, comme un danger public, comme des aliénés mentaux contagieux. Ils voulaient nous supprimer dans les pays qu’ils contrôlent. Mais maintenant, après les victoires des Alliés, ils n’ont plus espoir, en cas de paix, que de conserver le territoire du Reich proprement dit. Pour cette raison, que nous propagions dans les pays ennemis notre infection ne peut que leur plaire. Prenez par exemple Eichmann : il a toujours voulu forcer l’émigration massive des Juifs, il croyait que l’ennemi serait affaibli par cette émigration. Mais il est possible également que cette action d’Eichmann, aujourd’hui, dissimule une provocation.
– Que voulez-vous dire ?
– Peut-être pense-t-il que vous refuserez. Alors, il lui sera facile de rejeter la faute du massacre de masse sur vous, ou, du moins, de vous en faire partager la responsabilité.
– Qu’en pensez-vous, Monsieur Brand ? Quand les Allemands gazent les Juifs, ils ne le font tout de même pas sur notre ordre !
– Non, les nazis sont des assassins de leur propre choix. Plus personne ne contestera leur responsabilité dans l’histoire du monde. Mais ils pourront affirmer : nous voulions nous débarrasser des Juifs et les chasser, les autres ont refusé de les prendre. Donc, nous avons été obligés de les anéantir.
– Je trouve cette logique étrange et il me semble que vous reprenez ce raisonnement à votre propre compte, Monsieur Brand.
– Vous êtes injuste, capitaine. Pour moi, un assassin reste un assassin. Mais celui qui est spectateur et qui n’arrête pas le bras du meurtrier porte également une responsabilité, même si elle n’est pas de la même mesure.
– Nous avons arrêté leur bras. Nous étions les premiers à le faire et nous poursuivrons le combat jusqu’à la capitulation totale des nazis.
– Mais pour nous cette victoire arrivera trop tard. Vous ne réveillerez plus ceux qui ont été tués par le fascisme allemand. Vous pouvez sauver les derniers survivants si vous me renvoyez avec le pouvoir de négocier au lieu de me tenir ici enfermé.
– Vous n’êtes pas prisonnier, Monsieur Brand.
– Ce ne sont que des mots. Je ne peux retourner là où j’ai quelque chose à accomplir. »