Dans les griffes de l’ours
Ces 90 lettres écrites – en allemand, en français, en russe – par Bakounine pendant ses douze années de captivité et de déportation n’avaient jamais été imprimées intégralement. Nous en ajoutons dix autres, rédigées immédiatement après son évasion et sa fuite vers le Japon et l’Amérique. Arrêté après l’insurrection de Dresde de mai 1849, condamné à mort, le révolutionnaire russe séjournera dans six prisons différentes (de Königstein, en Allemagne, à Schlüsselburg, près de Pétersbourg, en passant par le château de Prague, Olmütz et la forteresse Pierre-et-Paul), avant d’être exilé en Sibérie.
Le volume que nous présentons montre l’homme – qui n’est encore qu’un démocrate révolutionnaire, d’ailleurs assez naïf parfois – plus que le politique ou le théoricien. On le découvre tour à tour confiant, sûr de lui, prêt à affronter la mort, sans regrets ; puis affaibli, accablé par la maladie, près du suicide, attristé par de mauvaises nouvelles, partageant la joie de son frère qui va se marier et lui prodiguant des conseils, humble avec ses geôliers, ou lorsqu’il écrit au tsar Alexandre II pour demander sa grâce. Il réclame du thé, des livres, ne se plaint pas ou peu, remercie ceux qui viennent le voir ou font des démarches pour lui. Il fait le dos rond en attendant son heure où il pourra à nouveau sacrifier à sa seule vraie passion : la révolution.
Préface : Étienne LESOURD
Prix : 15.60€
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Présentation
Cet ensemble, constitué par la totalité des lettres retrouvées de Mikhaïl Aleksandrovitch Bakounine, écrites en prison, puis en déportation en Sibérie – entre le 9 mai 1849 et février 1861 –, n’avait jamais édité sur papier. Nous l’avons établi, en y apportant de menues modifications, à partir du CD Œuvres complètes de Michel Bakounine, édité par l’Institut international d’histoire sociale d’Amsterdam en 2000, remarquable travail de colligation des textes, accompagnée d’une traduction en français de ceux qui n’étaient pas originellement rédigés en cette langue. Dans les années 1920, Youri Steklov 1 s’était attelé à la même louable entreprise, mais elle avait été interrompue sur ordre de Staline quelques années plus tard 2. Plusieurs de ces lettres ont cependant été publiées ici ou là, dans des éditions trop nombreuses pour être mentionnées.
Sur cette période de la vie de Bakounine, qui n’est pas encore – on va le voir – l’anarchiste accompli des années 1865-73, mais plutôt un démocrate révolutionnaire, on ne connaît finalement que peu de choses. Outre ces courriers, précieux pour qui s’intéresse à la psychologie du personnage et à son cheminement intellectuel, et quelques articles de peu d’intérêt publiés dans des revues sibériennes, Bakounine n’a guère écrit, en ces années-là, que sa fameuse Confession au tsar Alexandre II. Texte ambivalent 3, dans lequel le destinataire dira n’avoir pas trouvé trace de repentir, mais souvent sollicité par les staliniens et d’autres, pour prouver, au minimum, la légèreté politique et idéologique du futur anarchiste.
En février 1848, Bakounine rentre en France, de Bruxelles où il avait été exilé, après sa déchéance de la nationalité russe ; il séjourne à Paris jusqu’à la fin mars. Il se rend ensuite en Allemagne, où il espère pouvoir lancer une vaste action en faveur des minorités slaves opprimées, principalement par les empires austro-hongrois et russe. Il participe à un congrès slave, rédige son Appel aux Slaves par un patriote russe et circule entre Breslau, Prague (où il prend part à l’insurrection de juin écrasée par le général autrichien Windischgrätz), Berlin, Dresde, Anhalt… De retour à Dresde à la mi-mars 1849, il participe à l’insurrection des 3-9 mai, provoquée par le refus manifesté par la Prusse de la Constitution élaborée par la diète de Francfort et, plus directement, par la rumeur d’une intervention militaire prussienne en Saxe. Selon tous les témoignages, Bakounine prend une part très active au soulèvement, au point qu’il en est souvent désigné comme le chef. Mais la révolution échoue, Bakounine doit fuir ; il sera arrêté à Chemnitz dans la nuit du 9 au 10 mai et incarcéré à la prison de Dresde.
Il y a trois périodes distinctes dans ces douze années de détention : d’abord la prison et le procès en Prusse ; c’est la période la moins difficile. Mais en 1850, il est enfermé à Olmütz, où il vit l’un des moments les plus durs de sa détention ; et les conditions de son emprisonnement à Saint-Pétersbourg vont s’avérer tout aussi dures que celles d’Olmütz, quoique d’une autre manière. Cette seconde période est la plus longue (plus de six ans) et la plus dommageable pour sa santé. Quant à la troisième période, elle commence évidemment en 1857, après sa déportation en Sibérie.
Le 24 ou le 28 août 1849, il est transféré à Königstein, une forteresse réputée imprenable et d’où on ne s’évade pas 4. Il peut cependant lire, fumer, se promener et préparer sa défense, avec le concours d’un avocat. C’est là qu’il écrit les premières lettres que nous connaissions après son arrestation, adressées, en particulier, aux Reichel (Adolf et sa sœur Mathilde) ; longues missives, où il manifeste son désir de mourir plutôt que de languir entre quatre murs. On a là quelques-unes des plus belles pages écrites par Michel Bakounine, notamment les lettres à Mathilde. Un projet d’évasion de Königstein, raconté par August Röckel 5, échoue malheureusement : « Nous avions été transportés à Königstein pour plus de sûreté. Cependant, un nombre important de soldats de la garnison décidèrent de nous libérer, sans se laisser arrêter par les dangers et les difficultés de l’entreprise. Heubner 6 refusa ; Bakounine et moi nous déclarâmes prêts. Tout était préparé lorsque, le dernier jour, le hasard fit échouer l’exécution du plan et donna du même coup tant de motifs de soupçons au commandement de la forteresse qu’on procéda la même nuit, sur-le-champ, à une perquisition dans nos chambres 7. »
Dans ses lettres, l’ancien lieutenant d’artillerie montre une certaine sérénité, et même de l’humour : « Mon cher, j’aimerais que tu apprennes au moins tous les quinze jours que j’ai été fusillé, ainsi tu m’écrirais sûrement », écrit-il à Reichel 8. Il compose aussi un assez long texte, inachevé, intitulé Ma Défense où seul le début correspond au titre ; le reste étant une longue digression sur l’histoire de la Russie 9. Dans ses lettres à l’avocat, il réaffirme son hostilité envers l’Etat russe, souhaitant l’émancipation des Slaves dominés par lui, en premier lieu les Polonais ; mais, en même temps, il s’inquiète du vide stratégique qui laisserait le champ libre à l’Allemagne et lui ferait prendre la succession de la Russie dans la domination des peuples slaves. Ce qui se réalisera en partie par la suite
Pour passer le temps, Bakounine réclame des livres de mathématiques. Il accueille sa première condamnation à mort avec un grand calme : « Ai-je mérité la mort ? Selon les lois, autant que je puisse les comprendre d’après les explications de mon avocat, oui. En mon âme et conscience, non. Il est rare que les lois soient en harmonie avec l’histoire, elles sont presque toujours en retard. C’est pour cette raison qu’il y a toujours des bouleversements sur terre et qu’il y en aura toujours », écrit-il à Mathilde Reichel 10.
Cette période « heureuse » de sa détention s’achève le 14 janvier 1850, avec sa condamnation à la peine capitale, commuée le 12 juin en détention à perpétuité – soit ce qu’il redoutait le plus, la mort lui semblant de loin préférable. Mais Bakounine, ayant déclaré à de nombreuses reprises qu’il souhaitait la destruction de l’empire austro-hongrois, est livré par les Saxons aux Autrichiens dans la nuit du 13 au 14 juillet 1850. Il sera d’abord incarcéré au château de Prague (le Hradcany 11), puis transféré, six mois plus tard, à la mi-mars 1851, à Olmütz 12.
Le traitement qui lui est réservé est beaucoup plus dur qu’en Saxe : il est enchaîné au mur constamment et ne peut écrire. Il ne doit qu’à la sympathie qu’éprouve pour lui son principal juge, le commandant Josef Franz, de pouvoir communiquer indirectement avec l’extérieur, par exemple son ami Georg Herwegh 13 : « Dans [sa] détresse, Bakounine, qui n’est pas autorisé à écrire lui-même, m’a prié de vous demander en son nom un nouveau secours, en exprimant sa confiance absolue en votre amitié. Comme vous-même me priez dans votre dernière lettre de m’adresser à vous pour tout ce qui pourrait adoucir le sort de Bakounine, je satisfais d’autant plus volontiers à son désir que, tout en accomplissant strictement mes devoirs de serviteur de l’Etat et de juge, je n’ai jamais cessé de respecter l’homme même dans le criminel et de ne pas manquer de faire en sa faveur ce qui est compatible avec mes obligations 14. » Mais cette complaisance n’empêche pas ce fonctionnaire consciencieux de requérir la peine capitale : « L’inculpé Michel Bakounine, pour crime de haute trahison, doit être condamné à la peine de mort par pendaison et, avec tous ses complices, à verser solidairement au fonds de procédure criminelle les frais du présent procès. Olmütz, le 15 mai 1851. Josef Franz, major et auditeur 15. »
En deux mois, la procédure est bouclée par les Autrichiens. A peine condamné à la pendaison, puis avisé que sa peine est commuée en emprisonnement à vie, Bakounine est livré deux jours plus tard aux autorités russes. On n’a aucune lettre de lui écrite dans cette période, mais on sait, selon le récit qu’il en fit à ses amis Herzen et Ogarev, qu’il s’est senti soulagé, sur le moment, d’être transféré en Russie 16 : « Ah ! chers amis, les chaînes du pays me parurent si légères ; ravi et joyeux, je souris à l’officier, aux soldats russes. ‘‘Hé, les enfants, dis-je, être chez soi, le savoir, y mourir’’… » Mais, raconte-t-il encore, le militaire le rappela brutalement à la réalité en lui précisant sèchement qu’il était « interdit de parler ».
Jeté, sans aucun procès cette fois 17, dans un cachot du ravelin Alexis de la forteresse Pierre-et-Paul 18, Bakounine reçut, on le sait, la visite du comte Orlov, le chef de la police politique, qui lui transmit la demande du souverain d’avoir à écrire une confession de ses « crimes ». Après avoir hésité, Bakounine accepta. Mais cette Confession n’aura, comme on l’a dit, aucun effet favorable, le tsar en tirant la conclusion qu’« il faut le garder sous les verrous 19. »
Bakounine se retrouve donc dans la forteresse Pierre-et-Paul. Alexandre Dumas, qui fit un voyage en Russie peu après l’époque où Bakounine y était enfermé, en donne une brève, mais saisissante description : « La forteresse de Saint-Pétersbourg est bâtie, comme toutes les forteresses, pour être un symbole visible de l’antagonisme entre le peuple et son souverain. Sans doute, elle défend la ville, mais elle la menace encore davantage ; sans doute, elle a été bâtie pour repousser les Suédois, mais elle a servi à emprisonner les Russes. C’est la Bastille de Saint-Pétersbourg ; comme la Bastille du faubourg Saint-Antoine, c’est surtout la pensée qu’elle a tenue prisonnière. Ce serait une terrible histoire à écrire que celle de la forteresse. Elle a tout vu, tout entendu ; seulement, elle n’a encore rien révélé. Il viendra un jour où elle ouvrira ses flancs comme la Bastille, et l’on sera effrayé de la profondeur, de l’humidité, de l’obscurité de ses cachots 20. »
Alors commence la plus longue et désespérante période de détention, qui durera près de six années, dans deux lieux différents. Comme tous ceux qui connaissent des épreuves, Bakounine éprouve le besoin de renouer avec sa famille, malgré les désaccords qu’il pouvait entretenir avec ses membres. Jusqu’au milieu des années 1840, il avait correspondu régulièrement avec ses frères et sœurs. Ce qui représente, des années 1820 aux années 1840, plusieurs centaines de lettres, dont une bonne part en français. Mais le contexte a bien changé. A présent, Michel ne peut se livrer complètement. Il doit en plus donner le change à ses geôliers, et aussi éviter de choquer ses parents ; il est atteint par les foudres de la censure, dès sa deuxième missive, jugée trop longue, trop personnelle, trop mêlée de considérations de toutes sortes sur le mariage, la gestion du domaine familial, les paysans, etc. C’est dans cette lettre qu’il fait cette recommandation, un peu surprenante, de faire rosser les paysans si besoin est. A-t-il voulu donner l’impression à la police qu’il s’était amendé ou pensait-il ce qu’il écrivait, ayant gardé quelques-uns des préjugés de son milieu d’origine ? Peut-être un peu des deux 21.
Souvent, ces lettres semblent banales, mais il ne faut pas oublier que ce sont celles d’un homme qui s’apprête à passer une longue partie de sa vie dans une prison. Il n’hésite pas à nommer ses faiblesses, à s’accabler (« Ne suivez pas mon mauvais exemple »). Il semble sincèrement manifester des regrets, sinon des remords, pour son action passée qui l’a conduit là où il est à présent. Le reclus ne cache rien des maux physiques dont il souffre, et il le fait souvent avec humour (« Je manque seulement de livres, parce que ceux que m’a envoyés Elizaveta Ivanovna et qu’elle a choisis Dieu sait où et comment, ne peuvent être considérés comme des livres. ») Et d’en donner la liste, dans laquelle on trouve un traité, intitulé De la préservation des dents, « qui ne m’est d’aucune utilité puisque je n’ai rien à préserver ». Bakounine avait en effet perdu toutes ses dents pour cause de scorbut.
Le prisonnier qui déclare passer ses journées « comme une bûche sur un tas de bois », assure aussi être « devenu tout à fait un homme pratique : je n’écris que quand j’ai besoin d’argent. » Il s’inquiète de la santé de chacun, mais les rassure sur la sienne, distribue les conseils et les consolations à l’occasion de décès ou de maladies, plaisante, se plaint quand il ne reçoit pas de lettres, réclame de l’argent, des livres, du thé, du tabac, évoque les vieux souvenirs… Il ne subira plus la censure que deux fois : quand il sermonnera sa sœur Varvara au sujet de l’éducation de son fils 22, et dans sa toute dernière lettre écrite de Schlüsselburg, au ton jugé trop libre. Dans toutes ces lettres, on remarque aussi nombre de formules religieuses. Il ne faut pas s’y arrêter. Bakounine est déjà athée, ou au moins incroyant 23, mais ce n’est pas le cas de ses parents et d’une partie au moins de ses frères et sœurs, à qui il veut faire croire qu’il s’est amendé.
Il en va autrement dans les lettres clandestines : celles-ci, au nombre de trois, sont toutes adressées à sa sœur Tatiana (et, pour la dernière, conjointement à son frère Pavel). Quand il les écrit, en février 1854, le moral de Bakounine est au plus bas et sa santé s’est fortement dégradée. Arrachant des pages d’un livre sur Lamartine, il livre ses sentiments intimes au dos de ces feuillets. Il n’espère qu’une seule chose, la liberté, et affirme que ses opinions n’ont pas changé. Et il redit que s’il ne peut retrouver la liberté, il préfère mourir, conjurant ses frères de lui apporter « les moyens de mettre fin à [ses] jours 24 ». Là aussi, c’est l’homme qui se dévoile, celui qui ruse, qui n’hésite pas à courir des risques et à montrer le fond de son désespoir, et qui reprend le vieux cri : plutôt la mort que la déchéance ! Conservées par l’archiviste de la famille, Tatiana, elles sont, avec toutes les autres, un témoignage irremplaçable sur la personnalité profonde de Michel Bakounine.
Au tournant de l’année 1855, deux événements vont modifier la donne : en décembre 1854, son père, âgé de plus de 80 ans, meurt. Et le 2 mars 1855, le tsar Nicolas I er disparaît à son tour. Ces deux décès vont permettre à la mère de Bakounine de s’employer pleinement pour sa libération : « [Elle] n’a que soixante-deux ans et, si son fils a souffert dans sa jeunesse du manque de sensibilité de sa mère et de sa froideur, il va du moins profiter d’un autre aspect de cette nature peu expansive : sa remarquable ténacité. », écrit Madeleine Grawitz dans sa biographie de Bakounine 25. Dès le mois de mars 1855, elle lui rend visite, et écrit au nouveau tsar, Alexandre II, monté sur le trône de toutes les Russies dans une atmosphère d’espoir. Amnistie, réformes, la société attend beaucoup d’Alexandre ; mais l’amnistie est minimale et Bakounine n’en fait pas partie ; les réformes tarderont et ne satisferont personne. Varvara Bakounine ne se décourage pas : elle revient voir son fils l’année suivante et mobilise sa famille et ses relations, le soin de fournir au prisonnier ce dont il a besoin étant confié à Elizaveta Ivanovna Pouchtchina, fille du gouverneur de Pierre-et-Paul, Ivan Nabokov, et épouse d’un cousin de la mère de Bakounine ; elle fait transmettre par son fils Alexeï une note à Ekaterina Mikhaïlovna Bakounine, une cousine infirmière qui a ses entrées à la cour du tsar (grâce à ses états de service en tant qu’organisatrice des soins aux soldats blessés au front de Crimée) et la fait remettre au monarque.
Varvara demande encore la possibilité pour son fils de faire de la menuiserie (ce qui lui sera refusé). Elle écrit à un policier de haut rang : « La dernière entrevue que j’ai eue avec mon fils Michel m’a causé autant de joie que de peine ; je me suis réjouie de le voir chrétiennement résigné à son sort et à subir patiemment le châtiment mérité, ceci d’une façon à laquelle moi-même je ne m’attendais pas. Ce n’est pas moi qui l’ai réconforté, c’est lui qui m’a donné du courage, tranquillisée et redonné l’espoir 26. » A l’occasion de la Noël 1856, elle supplie le ministre des Affaires étrangères d’intervenir. Conforté par ces demandes répétées, Bakounine demande au prince Dolgoroukov la permission d’écrire lui-même directement au tsar. Plutôt d’idées libérales (ce qui lui vaudra des ennuis plus tard), le prince accède à cette demande. Bakounine écrit donc, le 14 février, sa supplique de cinq pages 27 ; et Alexandre II cède. Dans les jours qui suivent, le prisonnier est informé de sa grâce et d’une commutation de peine, transformée en exil en Sibérie. Le 5 mars 1857, il quitte Schlüsselburg, où il avait été transféré, au début de la guerre avec la Turquie au début de 1854, suite à l’évacuation de la forteresse Pierre-et-Paul, que l’on jugeait susceptible d’être bombardée par la flotte anglaise, alliée des Turcs.
Pendant huit années, de 1850 à 1858, Bakounine n’a eu aucun contact avec le reste du monde, qui d’ailleurs le croyait mort ; malgré (ou à cause de) cela, la calomnie « Bakounine agent du tsar » reprend, mobilisant contre elle ses amis (parmi lesquels Proudhon, Herzen, Mazzini et Michelet) 28. Il ne correspond avec sa famille qu’à partir de 1852, on l’a vu, et, jusqu’en 1858, ne donne signe de vie qu’à Elizaveta Pouchtchina (les seuls autres destinataires de ses lettres étant le tsar et le comte Dolgoroukov).
Bakounine habite d’abord Omsk, puis Tomsk. Il fait la connaissance d’une famille polonaise, les Kwiatowski, et donne des cours de français aux enfants, Julia et Antonia, celle-ci âgée de 17 ans. Il l’épouse le 5 octobre 1858. C’est seulement au cours de cette année 1858 qu’il reprendra contact avec ses anciens amis, Herzen et Ogarev d’abord, puis Reichel.
Bakounine a toutes les apparences de quelqu’un qui veut mener une vie normale : il donne des cours, achète une maison, cherche du travail. Songe-t-il dès ce moment à s’évader ? Ce n’est pas impossible. Mais le bonhomme est prudent, multipliant les précautions, ne confiant ses lettres qu’à des personnes sûres, redoutant qu’elles soient interceptées par la police. Divers indices donnent à penser que la fuite n’est pas sa priorité dans les années 1858-59, à commencer par son mariage. Bakounine semble bien être amoureux de la jeune fille, qui lui rend bien son amour ; s’il s’était agi d’un mariage blanc, elle ne l’eût pas rejoint, après son évasion, pour rester avec lui jusqu’à la fin de ses jours 29.
Ensuite, le déporté va déménager, de Tomsk à Omsk, puis à Irkoutsk. Il s’entiche de son cousin Nikolaï Mouraviev-Amourski 30, gouverneur de la Sibérie-Orientale, qui, de son côté, s’était pris d’amitié pour lui. Evidemment, Bakounine espère que celui-ci pourra intervenir en sa faveur, mais il voit aussi en lui un démocrate énergique et sincère, qui, après l’éventuelle chute du régime, pourrait jouer un rôle dans la modernisation du pays. A cette époque, Michel n’a pas abandonné certaines idées – assez courantes à l’époque – exprimées dans la Confession, selon lesquelles la Russie aurait besoin d’une certaine forme de dictature pour se débarrasser de la monarchie absolue 31. Comme plus tard avec Netchaïev, il fait montre d’un engouement quasi aveugle pour son héros, « despote éclairé » qu’il juge à même de faire aboutir « l’administration du peuple par lui-même », couplée avec l’« abolition de la bureaucratie et [la] décentralisation de la Russie », par exemple. Il plaide longuement, et avec un certain ridicule, sa cause auprès d’Herzen et d’Ogarev (qui pour leur part faisaient montre de plus de réalisme envers Mouraviev), notamment dans ses étonnantes lettres du 7-15 novembre et 8 décembre 1860 ; la première comptant près de 20 000 mots…
Il s’y livre cependant à un exposé intéressant sur la colonisation de cette région et en évalue le profit éventuel pour la Russie, dont il brosse un tableau très sombre : « Un royaume des ombres où des semblants d’êtres vivants parlent, se meuvent, et, semble-t-il, pensent et agissent, et cependant sont sans vie. » Prophétique comme il sait l’être, il ajoute : « La révolution russe sera terrible et malgré soi on l’appelle, car elle seule pourra nous tirer de cette funeste léthargie et nous éveiller aux vraies passions, aux vrais idéaux 32. » Dans ces lettres de 1858-1861, la question sociale est absente, comme aussi dans la Confession. Dans son Appel aux Slaves de 1848, il écrivait pourtant : « Tout le monde avait compris que la liberté n’était qu’un mensonge là où la grande majorité de la population mène une existence misérable, là où, privée d’éducation, de loisir et de pain, elle se voit pour ainsi dire destinée à servir de marchepied aux puissants et aux riches. La révolution sociale se présente donc comme une conséquence naturelle, nécessaire, de la révolution politique. » On peut avancer, entre autres raisons de cette mise entre parenthèses de la question, l’isolement prolongé et les épreuves subies par le révolutionnaire, ainsi que par les conditions sociales de la Sibérie, très éloignées de celles qui prévalaient en Europe.
Un autre intérêt de ces lettres de Sibérie est l’exposition de la vie quotidienne des déportés. Tout ce petit monde s’agite, discute, débat et même publie, dans des revues locales, lisant et commentant les publications d’opposition, surtout le Kolokol d’Herzen. On voit que la déportation, vieille méthode de peuplement des tsars, n’est pas encore un système d’écrasement total des opposants, comme il le deviendra sous Staline.
Au début de 1859, Bakounine part pour Irkoutsk, où il va, grâce à l’appui de Nikolaï Mouraviev, être employé par la Compagnie de l’Amour, dirigée par un certain Benardaki. Mais, en réalité, il ne travaille pas, et on le paie quand même. Il commence à comprendre, probablement en 1860, qu’il ne pourra jamais rentrer en Russie, et donc qu’il va lui falloir s’évader. Le ton de ses lettres adressées à ses amis Annenkov, Katkov ou Botkine devient plus libre (mais elles ne passent pas par la poste). Il veut encore espérer que Mouraviev pourra l’aider, mais celui-ci quitte subitement son poste début 1861, abandonnant Bakounine à son sort. C’est alors qu’il décidera de fuir. Sa dernière lettre de Sibérie est adressée, d’Irkoutsk, à son frère Nikolaï. Nous aurions pu arrêter là l’édition de sa correspondance de prisons et de déportation, mais nous avons jugé utile de la compléter par ses premières lettres d’homme libre, rédigées entre le Japon, les Etats-Unis et enfin la Grande-Bretagne où après six mois de périple, il retrouvera, le 27 décembre 1861 à Londres, ses vieux amis Herzen et Ogarev, qu’il avait prévenus de son évasion.
Ces 100 lettres (y compris celles de l’homme redevenu libre) se répartissent inégalement selon les années : il n’y en eut aucune pendant dix-huit mois (entre août 1850 et janvier 1852), mais dix en 1857. Les autres années, la moyenne s’établit entre six et neuf lettres. Mais, rappelons-le, nous ne les avons pas toutes, probablement.
Comme toujours – la chose est assez remarquable –, Bakounine écrit indifféremment en plusieurs langues. Dans ces lettres, c’est d’abord l’allemand qui domine : quinze des dix-sept premières sont composées dans cette langue, pendant les années 1849 et 1850, période de la détention en Allemagne et en Autriche ; puis, c’est le russe, jusqu’en 1861. Mais il faut signaler plusieurs lettres en français, ou dans lesquelles il utilise cette langue, l’alternant avec le russe. Il lui arrive aussi de commencer une phrase dans une langue et de la terminer dans une autre.
Pratiquement, aucun révolutionnaire de son temps – à commencer par les socialistes russes de toutes tendances – n’a évité la prison, mais peu l’ont connue si longtemps, et surtout dans des conditions aussi difficiles. Bakounine a très sérieusement envisagé le suicide, mais il a toujours gardé, au fond de lui, une lueur d’espoir, c’est évident. Seuls ceux qui ont connu de telles épreuves peuvent lui faire des reproches quant à sa Confession ou à la supplique de 1857. On l’a accusé, ainsi, d’avoir en quelque sorte collaboré avec le pouvoir du tsar, mais qu’avait-il à perdre en demandant une commutation de peine ? Il s’en est expliqué dans une lettre à ses amis Herzen et Ogarev : « Devant un jury, au cours d’un procès public, j’aurais le devoir de tenir mon rôle jusqu’au bout. Mais entre quatre murs, à la merci de l’ours, je pouvais sans scrupule adoucir les formes 33. »
Il est temps de découvrir à travers cette correspondance la puissante figure romantique du prisonnier et déporté Michel Bakounine, qui allait devenir, à partir du milieu des années 1860, le grand penseur libertaire et l’admirateur critique de Marx, son adversaire dans l’Internationale, l’inspirateur, aussi, des anarchistes espagnols qui conduisirent une des plus importantes révolutions du XXe siècle.
Etienne Lesourd
Notes :
- On peut en consulter (en russe) une partie sur . Steklov en donne 79, n’ayant pas eu connaissance des autres, soit qu’elles eussent été hors de sa portée, soit qu’elles fussent inconnues à l’époque où il s’en occupa. Le quatrième et dernier volume s’arrête à février 1861, avec la lettre 90 adressée à Nikolaï Bakounine.
- De son vrai nom, Ovshij Moïseïevitch Nakhamkes. Né en 1873 à Odessa, membre du PC, déporté par Staline, puis fusillé en 1941.
- La Confession fut publiée en 1921 ; l’édition de référence française date de 1932, avec des notes de Max Nettlau. Elle a été rééditée par les PUF en 1974.
- Königstein est située à 30 km au sud-est de Dresde, sur un promontoire dominant la vallée de l’Elbe ; outre Bakounine, August Bebel, le maréchal Juin et le général Giraud (qui s’en évada) y furent emprisonnés.
- August Röckel (1814-1876) fut l’un des co-inculpés du procès de Bakounine ; condamné à mort comme lui, sa peine également commuée en détention à perpétuité, il resta en prison jusqu’en 1862.
- Otto Heubner était le troisième inculpé du procès ; condamné comme Bakounine et Röckel, il resta en prison jusqu’en 1859.
- Arthur Lehning, Michel Bakounine et les autres, op. cit.
- Voir lettre 13.
- Le texte intégral est donné dans La liberté des peuples. Bakounine et les révolutions de 1848, par J.-C. Angaut, ACL, Lyon, 2009.
- Voir lettre 10.
- Précisément, à la prison du couvent Saint-Georges.
- Aujourd’hui Olomouc, en République Tchèque.
- Herwegh (1817-1875). Bakounine avait fait la connaissance du poète et révolutionnaire allemand en 1842.
- Lettre de Josef Franz à G. Herwegh, dans Lehning, op. cit.
- Lehning, op. cit., p 179.
- 16 D’après le récit qu’il en fit à Herzen, rapporté par Natalia Ogarev, cité dans Lehning, op. cit., pp 180-181.
- Il subit toutefois un interrogatoire où il déclare ne pouvoir répondre qu’à des questions d’ordre général, sans quoi il pourrait compromettre d’autres personnes.
- Située sur la Néva, à St-Pétersbourg. Un ravelin est un ouvrage défensif extérieur faisant un angle saillant ; en l’occurrence, vu la situation de la forteresse, il était froid et humide. Les cachots étaient en dessous du niveau de la Néva, protégés contre d’éventuelles inondations par un mur.
- Annotation de la main de Nicolas I er sur le manuscrit de Bakounine.
- Alexandre Dumas, De Paris à Astrakan. Nouvelles Impressions de Voyage. Paris, 1860. Réédition sous le titre Voyage en Russie. Hermann, 2005.
- Steklov, pour sa part, pense qu’il prenait les censeurs pour des imbéciles ; sa biographe, Madeleine Grawitz (voir note 25) est du même avis. Nous avions publié un large extrait de ce courrier dans le Sentiment sacré de la révolte. Les Nuits rouges, 2004.
- Voir lettre 27.
- Dans sa deuxième lettre clandestine, il écrit à Tatiana (et à ses autres frères et sœurs) : « [Vous] n’avez aujourd’hui de recours qu’en Dieu. Je ne suis pas chrétien et je ne me résigne pas » (lettre 35).
- Voir lettre 36.
- Bakounine. Calmann-Lévy, 2000.
- Leontine V. Dubelt (1792-1862) haut fonctionnaire de la police d’Etat du tsar. Lettre du 30 janvier 1856, citée dans Lehning, op. cit. Voir aussi lettre 59. 27 Voir lettre 62. Cette lettre repentante était une exigence du tsar.
- Lire à ce sujet Lehning, op. cit., et Georges Ribeill, Marx/Bakounine, Socialisme autoritaire ou libertaire, 10/18, 1975, vol. I. Bakounine, dans sa lettre à Herzen des 7-15 novembre 1860, dit avoir eu connaissance de ces prises de position pendant sa détention ; voir lettre 85.
- Sur un portrait les représentant tous les deux, il écrit, quelques jours avant de s’évader : « Je la verrai bientôt – mais Dieu seul sait où et quand elle sera avec moi –, de cœur nous serons toujours ensemble. 3 juin 1861. Irkoutsk. M. Bakounine. » Antonia eut trois enfants que Bakounine reconnut, bien qu’il n’en fût pas le père. Elle s’en était confiée à lui, et il l’avait laissée libre de rejoindre le vrai père, Carlo Gambuzzi. Mais peu de temps après elle revint auprès de lui. Après sa mort, elle épousa Gambuzzi.
- Nikolaï Nicolaïevitch Mouraviev (né à St-Pétersbourg en 1809, mort à Paris en 1881) dit Mouraviev-Amourski, était un cousin de la mère de Bakounine, née Mouraviev. Bakounine avait connu son frère Sergueï en 1835. Après avoir quitté la Sibérie, Mouraviev-Amourski s’installera en France et ne fera plus de politique.
- Du fait de l’absence de bourgeoisie véritable en Russie, cette dictature aurait été forcément exercée par la noblesse, au sujet de laquelle Bakounine ne se faisait pourtant aucune illusion. Dans Romanov, Pougatchev ou Pestel ? (1862), il évoquera encore la dictature, tout en mettant davantage l’accent sur l’aspect du « self-government ». Et ce n’est qu’après l’échec de l’insurrection polonaise de 1863 qu’il renoncera à la fois à l’idée d’une fédération slave révolutionnaire et à cet avatar du « despotisme éclairé ».
- Voir lettre 86.
- Voir lettre 86.