La guerre des paysans en Colombie
En son temps, la détention de la politicienne franco-colombienne Ingrid Betancourt par les FARC avait naguère braqué les feux de l’actualité sur la Colombie. Cependant, cet intérêt médiatique n’a guère suscité que des visions simplistes de ce pays et de la principale organisation armée en lutte contre l’oligarchie terrienne et l’impérialisme américain. Longtemps dirigé par le Parti communiste, ce mouvement, qui puise ses racines dans les luttes agraires et ouvrières du siècle passé, a remporté divers succès militaires au tournant des années 2000, jusqu’à menacer l’existence de l’Etat. Mais, après de sévères revers dus à une répression barbare pilotée par les Etats-Unis, les FARC ne semblent n’avoir plus aujourd’hui d’autre stratégie que la survie de leur contre-Etat forestier. Des fractions grandissantes de la paysannerie se détournent de la fuite en avant militariste de la guérilla et de dérives mafieuses dues à son implication dans le commerce de la cocaïne. Cependant, elle contrôle toujours une partie du territoire colombien, grâce aux milliers de recrues qui lui restent. Evitant également l’hagiographie et le dénigrement, Michel Gandilhon place son récit dans le temps long de l’édification agitée de l’Etat et de l’histoire tourmentée du mouvement ouvrier colombien.
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Introduction
Depuis l’année 2008 et la fin heureuse des aventures d’Ingrid Betancourt dans l’« enfer » de la selva roja, la Colombie a quitté les feux de la rampe pour retrouver son statut de grande inconnue dont elle a toujours fait l’objet en France. Ou presque. On a oublié, si on l’a jamais su que, dans les années 1960, à une époque où les luttes de libération menées en Amérique latine passionnaient l’intelligentsia radicale, l’expérience des autodéfenses paysannes colombiennes, nées de la guerre civile des années 1950, occasionnaient de vifs débats entre les partisans du « foquisme », plutôt procubains, et les tenants du rôle dirigeant de la classe ouvrière, plutôt prorusses.
Quoi qu’il en soit, le regain d’intérêt pour la Colombie suscité par la saga Betancourt s’est étiolé même s’il est ranimé de temps en temps, par les exploits « horribles » et « effrayants » des quelques guérilleros – une spécialité du cru semble-t-il – et autres bandits « cocaïnés » qui défraient la chronique de cet exotique pays, lequel paraît voué, par une étrange malédiction, à une sorte de violence irrationnelle permanente, incompréhensible aux profanes. Il semble en effet que la Colombie, à l’exception notable de quelques personnalités [6], n’ait pas suscité en France un intérêt soutenu dans un contexte où la tradition des études latino-américaines se porte pourtant bien. Cependant, l’histoire sociale et politique de ce pays est passionnante et les échos de l’actualité qui nous parviennent devraient inciter les chercheurs, les historiens et les journalistes à se pencher, plus qu’ils ne le font, sur un pays qui présente aujourd’hui des singularités saisissantes par rapport aux autres États de la région. La moindre de ces singularités n’est pas la persistance significative de mouvements armés se réclamant du marxisme, dans un contexte régional marqué par la démobilisation des guérillas créées dans la foulée de la révolution cubaine sur fond de désillusion et de faillite des idéaux suscités par la geste des barbudos de La Havane. Aujourd’hui encore, la Colombie voit évoluer sur son sol les deux plus vieilles guérillas du monde, les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie) et l’ELN (Armée de libération nationale), susceptibles malgré les grandes défaites qu’elles ont subies ces dernières années, de rassembler des milliers de combattants – au moins dix mille encore aujourd’hui – et capables d’infliger des pertes significatives à une armée pourtant soutenue à bout de bras par les États-Unis. Cet état de fait mériterait tout de même que l’on s’y attarde et surtout que l’on aille au-delà des poncifs de l’information-spectacle sur les guérilleros devenus trafiquants et les mouvements armés transmutés en organisations « criminelles », voire en cartels purs et simples.
L’objet de cet ouvrage est donc de revenir sur l’histoire sociale et politique colombienne pour tenter de comprendre la vigueur et la persistance des phénomènes armés en Colombie, en remontant le fil du temps d’une histoire extrêmement tourmentée. Les FARC en effet, pour parler du mouvement le plus ancien − sa filiation, au sens large, remonte à la fin des années 1920 – et le plus significatif n’est pas une sorte d’astéroïde criminel tombé par hasard sur la planète Colombie pour la plus grande malchance de son peuple. Il est au contraire le produit de toute une tradition de luttes sociales et notamment celles de la paysannerie de ce pays et de sa lutte séculaire pour la terre. Certes, la forme qu’a prise la lutte a été marquée par une violence probablement sans équivalent dans l’histoire d’un continent qui pourtant n’en est pas avare. Et c’est bien cela qu’il s’agit d’expliquer en revenant sur les racines matérielles de la tragédie colombienne, marquée notamment par l’incapacité congénitale des classes dominantes, jusqu’à une date très récente, d’instituer le politique sous une forme autre que celle de la guerre civile permanente. Cet ouvrage reviendra donc sur toute cette histoire, ou plutôt ce désastre, et ce passé qui, encore aujourd’hui, ne parvient pas à passer. Un désastre qui tient en quelques chiffres : de 1948, année du déclenchement de la période connue sous l’appellation de Violencia à aujourd’hui, 400 000 personnes sont mortes dans le cadre des différents affrontements politiques et criminels qui déchirent le pays ; quatre millions de Colombiens ont fui, depuis le début des années 1960, période qui voit la création officielle des FARC, les zones de guerre et le système de représailles et contre-représailles instauré par les différentes bandes armées, et se trouvent réfugiés dans leur propre pays tandis que des régions entières échappent encore aujourd’hui au contrôle du pouvoir politique et sont soumises à la loi des paramilitaires et des guérilleros. Et encore ces chiffres terribles ne prennent-ils en compte que la période qui suit l’après Seconde Guerre mondiale et n’évoquent-ils pas les conflits internes qui ont suivi les luttes de libération bolivariennes menées contre l’Espagne et notamment la guerre dite des Mille-Jours entre le Parti conservateur et le Parti libéral qui vit cent mille Colombiens mourir à l’aube du XXe siècle. Pourtant, et c’est aussi l’objet du livre, l’histoire de la Colombie n’est pas faite que de massacres partisans et de guerres civiles identitaires. L’histoire de la Colombie, c’est aussi la lutte des classes. C’est aussi la tentative des fractions dominées de la population, artisans, « Indiens », descendants d’esclaves, petits paysans, de s’extraire des logiques partisanes et du véritable régime d’« inhumanité » que font régner les oligarchies dans ce pays, pour défendre leurs intérêts propres et le projet d’une société sans exploitation. Si ce mouvement, qui court des « sociétés démocratiques » du XIXe siècle aux luttes que mènent aujourd’hui encore les paysans pour la terre en passant par les « années rouges » du Parti socialiste révolutionnaire de María Cano, est d’une grande richesse, il n’en demeure pas moins tragique. Tragique non seulement par les répressions qu’il a subies – celles de la grève des bananeraies en 1928, grâce peut-être au roman de Gabriel Garcia Marquez Cent ans de solitude est peut-être la mieux connue en France − au fil des années de la part des classes dominantes mais aussi par la mainmise concomitante du stalinisme, et de ces différents avatars maoïste et castriste, sur les mouvements de résistance du prolétariat colombien.
S’il n’est pas question en effet de céder à la tentation des diabolisations à la mode quand il s’agit des FARC, il n’en demeure pas moins qu’un bilan lucide des décennies d’action de cette guérilla doit être réalisé en évitant les écueils de la stigmatisation et de l’encensement. Hélas aujourd’hui, ces deux attitudes dominent avec, à notre droite, les tenants de la criminalisation pure et simple de ce mouvement, réduit à son statut de « narco-guérilla », que lui a donné, il faut le rappeler, en 1984 l’ambassadeur américain en Colombie et à notre gauche, les rescapés d’un tiers-mondisme simplet qui font des FARC un pur mouvement de résistance à la férocité des oligarchies colombiennes dont le « fascisme » uribiste néolibéral, au pouvoir à Bogota serait la manifestation la plus récente. Ces derniers, en général, dans la grande tradition des compagnons de route du stalinisme préfèrent alors ne pas évoquer les faits qui dérangent. Ainsi, pour les thuriféraires des FARC, les massacres de tribus indiennes ; les éliminations des « déviationnistes » de gauche ; les purges sanglantes ; les enlèvements, les rackets et autres recrutements forcés ; les implications de plus en plus grande dans la narco-criminalité n’existent tout simplement pas ou disparaissent au profit d’une dénonciation exclusive et convenue des crimes, certes bien réels, de l’oligarchie colombienne et de ses soutiens étasuniens. Ne subsiste alors qu’une histoire édifiante qui n’a plus grand-chose à voir avec la réalité et qui élimine systématiquement tout ce qui ne cadre pas avec les hagiographies des propagandes intéressées. Pourtant, à l’heure où de nouvelles vagues de résistance paysannes et ouvrières se lèvent en Colombie contre l’ordre agro-industriel que les classes dominantes veulent imposer, c’est de lucidité critique que le mouvement de résistance a besoin. Ce livre voudrait modestement y contribuer.