«Black and White Together…»
Professeur d’histoire dans une université de l’Illinois, Peter COLE a abandonné la langue universitaire pour retracer avec une empathie évidente le parcours militant unique de la section de Philadelphie des IWW, dite « Section 8 », qui regroupait dans le port de la ville des milliers de travailleurs d’origines africaine et européenne, entre 1913 et 1922. C’est-à-dire à une époque de sévère ségrégation raciale, qui n’épargnait pas les syndicats. Dirigée par une poignée de militants, dont l’Afro-Américain Ben Fletcher, le syndicat fut composé en majorité de «Noirs» pendant la plus grande partie de son existence, mais il accueillait aussi des «Blancs», immigrants plus ou moins récents venus d’Europe centrale et d’Irlande, dont par ailleurs la réputation raciste était souvent justifiée. En France, aujourd’hui, les «Wobblies» sont plus connus pour leurs actions spectaculaires et leurs chansons colorées que pour leur syndicalisme d’action directe et antiraciste. Il se pratiquait chez les dockers de la Nouvelle-Orléans, les mineurs de charbon de l’Alabama et les emballeurs de viande de Chicago notamment, mais ce furent les dockers de Philadelphie qui allèrent le plus loin dans cette voie. En cette époque de regain des divisions raciales ou ethniques, instrumentalisées ici et là par les classes dirigeantes et leurs Etats, cet ouvrage trouvera son utilité.
Précédé par « Intersectionnalité » précoce sur les bords de la Delaware.
Edition originale : « Wobblies on the Waterfront » – Interracial Unionism in Progressive-Era Philadelphia.
University of Illinois Press,
Urbana and Chicago, 2007.
Prix : 15.00€
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En Grève ! La fondation de la Section 8.
En dépit des conditions oppressantes régnant sur les quais, aucun mouvement syndical important ne s’y était produit depuis quinze ans. Pourtant, les IWW pouvaient s’appuyer sur une longue tradition de résistance ouvrière. La différence entre 1898 et 1913 était qu’en 1913 existait une organisation très active, regroupant des ouvriers non qualifiés et issus de minorités, ce qui n’était pas le cas de l’AFL. Les IWW ne « trouvèrent » pas les dockers de Philadelphie, ce sont au contraire les dockers de Philadelphie qui « trouvèrent » les IWW. Lors d’une réunion tenue au début du mois de mai, Ed Lewis, un natif de la ville, connu comme « le roi des orateurs de carrefour » fut désigné pour organiser les dockers, mais il ne réussit pas à en recruter un seul…
Au même moment, les IWW menaient une grève dans une raffinerie de sucre située sur les rives de la Delaware. Joseph Schmidt, un militant polonais qui parlait aussi le lituanien, entraîna plus de 400 ouvriers dans une action contre la Compagnie de raffinage Spreckles. En riposte, Spreckles entreprit de licencier les syndiqués. Ce qui déboucha sur le débrayage de 800 ouvriers, surtout des Polonais et des Lituaniens, et aussi quelques Noirs. Le rôle des jaunes étant assuré par des natifs blancs. A n’en pas douter, beaucoup de dockers connaissaient des ouvriers des raffineries et étaient donc au courant de leur grève parce qu’ils travaillaient sur les quais voisins, vivaient dans les mêmes quartiers sud de la ville et recherchaient les mêmes emplois. Au terme d’un meeting, un groupe de dockers prit contact avec George Speed, un dirigeant IWW qui secondait Schmidt dans la conduite de la grève du sucre. A leur demande, Speed les aida à dresser une liste de revendications et d’exigences. C’est le hasard qui fit que cette rencontre eut lieu avec un homme qui était impliqué dans la création d’un mouvement racialement et ethniquement mixte. La longue expérience de Speed, en matière d’organisation, en Californie, parmi une importante population asiatique, et en Louisiane, parmi la Fraternité des ouvriers du Bois, le poussait à favoriser l’intégration des minorités et des immigrés dans les IWW.
Quelques jours plus tard, le 14 mai 1913, les dockers de haute mer posèrent leurs crochets et entrèrent en grève. A cet instant, peu, si ce n’est aucun, d’entre eux n’auraient pu envisager que cette action ouvrirait une décennie de puissance sans précédent pour les dockers de Philadelphie. Ils exigeaient une augmentation de 35 cents de l’heure pour tous les travailleurs des quais ; la journée de dix heures ; le travail de nuit majoré de 50 % ; doublé les dimanches et jours fériés ; aucune sanction contre les grévistes, et la reconnaissance d’un comité représentatif des dockers. Avant cela, au début du mois, Stephen Shell, grand patron du trust International Mercantile Marine (IMM), avait refusé une demande d’augmentation de ses employés. Un peu plus tard, pourtant, P. F. Young, son directeur général, acceptait une augmentation de 25 à 30 cents de l’heure. Depuis juin 1898, en effet, les patrons des quais avaient diminué les salaires et cessé de majorer les heures de nuit, des dimanches et jours fériés. Selon Ed Lewis, un des cadres wobblies, « l’accord était à peine signé que Young et ses hommes refusaient d’employer ceux qui avaient été les plus actifs dans l’action ».
Menés par les IWW, 1 500 dockers revendiquèrent des hausses de salaire, la rémunération des heures supplémentaires et des négociations collectives. Très vite, les compagnies maritimes et les acconiers commencèrent à perdre de l’argent, les bateaux étant bloqués à quai, forcés de partir à moitié pleins ou même moins pour tenir leurs engagements, sauf à être détournés vers un autre port. Près de 1 000 grévistes avaient déjà adhéré aux IWW, et furent reconnus par la direction nationale comme constituant une de ses sections, le 17 mai. Le mouvement était mené par les dirigeants nationaux John J. McKelvey et Ed Lewis. Par ailleurs, George Speed et James Renshaw, secrétaire du conseil industriel de la ville (des IWW), encourageaient chaque jour les grévistes en leur tenant « des discours très colorés » lors de meetings tenus au New Academy Hall de Philadelphie Sud. Curieusement, le nom de Ben Fletcher n’apparaît jamais dans les comptes rendus, ni des IWW, ni des journaux grand public. L’historien Fred Thompson supposait en 1982 que Fletcher avait fait délibérément profil bas pendant la grève, « en plein accord avec les [autres] militants IWW, […] évitant de donner l’impression qu’il était le seul contact [du syndicat avec les dockers] ».
Dès le début, les grévistes s’efforcèrent de mettre en pratique les principes de démocratie et d’égalité. Pour négocier avec les employeurs, ils élirent un comité de quinze personnes comprenant au moins un membre de chaque groupe ethnique présent (comme pendant la grève de Lawrence en 1912) afin que tous eussent leurs intérêts propres représentés. Une telle mesure était essentielle, car les 4 000 travailleurs des quais comprenaient des Noirs, des immigrés européens (surtout polonais et lituaniens) et leurs fils, des Irlando-Américains et quelques petits groupes d’autres origines.
Les grévistes suivaient les principes du syndicalisme d’industrie – dans lequel tout travailleur d’une branche, quel que soit son métier, appartient à une organisation unique. Au contraire, et de façon caractéristique pour un syndicat de l’AFL, l’ILA formait des sections strictement corporatives. La grève des wobblies commença avec les dockers de haute mer. Mais la Section 8 demandait néanmoins un salaire horaire de 35 cents « pour tous ceux qui travaillent sur les quais ». L’exigence était frappante, les dockers de haute mer étant au sommet de la hiérarchie et ayant le moins à gagner à ce nivellement. Elle impliquait donc que ces augmentations uniformes profiteraient d’abord aux moins qualifiés, et aux moins payés, et pourrait briser les divisions traditionnelles corporatistes dans le secteur. Comme l’écrivait le courtier en grains F. W. Taylor à son chef du personnel Eugene O’Neill : « Nous ne croyons pas que les dockers [de haute mer] seront assez bêtes pour s’allier avec les autres pour réclamer un taux de salaire uniforme, car ils ne veulent pas se confondre avec les chauffeurs, les graisseurs, les cuisiniers et les serveurs. » Mais cette prévision ne se réalisa pas.
Les grévistes essayèrent d’étendre le mouvement à d’autres ports. Les wobblies de Baltimore et de New York reçurent des télégrammes leur demandant de ne pas toucher de marchandises « brûlantes », manipulées par des briseurs de grève ou des cadres, sur aucun bateau venant de Philadelphie ou s’y rendant. Ben Fletcher se rendit personnellement à Baltimore pour porter la consigne. L’AFL et l’ILA s’interdisaient absolument ces grèves de solidarité, considérant qu’elles rompaient les contrats qu’elles avaient signés avec les patrons. C’est aussi pour cela que les IWW refusaient avec la même détermination de signer des contrats, qui toujours portaient de telles dispositions.
Les grévistes ne se battaient pas seulement contre leurs patrons mais aussi contre la police locale, bien connue pour ses répressions brutales. La deuxième nuit du mouvement, McKelvey fut battu et assommé par un policier avant d’être placé en cellule pour toute la journée suivante, sans aucune charge portée contre lui. Après son élargissement, lors d’un meeting d’un millier de grévistes, il conseilla d’éviter de se faire arrêter car « l’endroit le plus dangereux, pour un ouvrier, dans cette ville, c’est le poste de police ». Un magistrat condamna « la brutalité et le caractère incontrôlable de la police de Philadelphie, qui s’est montrée sous un jour particulièrement infâme aux yeux de tout le pays ». Néanmoins, McKelvey fut jugé et condamné sur la base d’une accusation inédite et fit deux mois de prison, privant les IWW d’un de leurs meilleurs militants. Les intimidations, les coups et les arrestations, étaient quotidiens, et s’accélérèrent pendant la deuxième semaine. Des centaines de policiers, dont certains à cheval, et des hordes de détectives privés, s’étaient placés le long des quais pour empêcher les grévistes de s’approcher des jaunes.
L’action de la police était révélatrice de la corruption des édiles et de leur parti pris en faveur des patrons. En 1903, Lincoln Steffens, célèbre journaliste, dénicheur de scandales, écrivit un article cinglant qui commençait ainsi : « D’autres villes américaines, aussi critique que soit leur situation, montrent toutes Philadelphie du doigt comme étant la pire – “la plus mal dirigée de toutes”. » Il y parlait de l’autosatisfaction quasi-aristocratique de la ville, qu’il dépeignait comme « la plus corrompue du pays », fondée sur la privation des droits (« les honnêtes gens de Philadelphie n’ont pas plus de droits lors des élections que les Noirs dans le Sud »), de la domination républicaine absolue, et du pillage systématique des finances publiques. La Section 8 affrontait donc des adversaires coriaces.
Naturellement, les patrons opposèrent une farouche résistance. Des représentants de toutes les compagnies maritimes et des acconiers formèrent immédiatement un comité, présidé par P. F. Young (le dirigeant de l’IMM), pour mater la grève et le syndicat. Young, qui dirigeait le recrutement des dockers pour de nombreuses compagnies, soutenait qu’elles se battraient contre les IWW aussi longtemps qu’il le faudrait, disant préférer abandonner Philadelphie plutôt que d’augmenter les salaires. Des compagnies envoyaient leurs bateaux vers d’autres ports, le plus souvent vers Baltimore, d’où le voyage de Fletcher dans cette ville. D’autres employaient des marins pour remplacer les dockers. Ils recevaient aussi le soutien actif de la presse locale : un éditorial du Public Ledger asséna que « cette organisation destructrice [les IWW] doit être éradiquée ».
Pour ce faire, acconiers et armateurs se servaient d’espions et de briseurs de grève, ouvrant ainsi un débat épineux quant aux Noirs utilisés pour stopper un mouvement qui en comptait beaucoup dans ses rangs. Les patrons installèrent des lits sur tout un quai, ainsi qu’un dépôt de vivres, et plus tard la Pennsylvania Railroad prêta même des wagons-lits et des wagons-restaurants. Dès la deuxième semaine de grève, environ quatre cents jaunes s’attaquèrent à l’arriéré de déchargement des bateaux mouillant sur la Delaware. Warren C. Whatley, historien économiste du travail des Noirs au XXe siècle, remarque que ceux-ci brisaient couramment les grèves des quais, comme il apparaît dans le roman de Claude McKay cité au début du présent ouvrage. Stephen H. Norwood, dans son livre, dresse la liste des nombreuses raisons pour lesquelles les Noirs agissaient souvent ainsi : les pratiques racistes les excluant – qui étaient le fait des employeurs industriels du Nord, et de la plupart des syndicats – ; la tolérance du travail « jaune » par les élites noires ; et une méconnaissance du syndicalisme.
De façon caractéristique, des conflits éclatèrent entre les jaunes et les grévistes, mais le racisme, apparemment, n’y eut aucun rôle. Ainsi, dans la nuit du 16 mai, la police arrêta trois briseurs de grève noirs et les inculpa de port d’armes non déclarées (ce qui arrivait souvent). Ils avaient ouvert le feu sur des grévistes qui essayaient de les empêcher d’accéder aux docks. Cet incident et d’autres du même genre montrent, qu’au moins pendant ce conflit précis, les divisions se faisaient entre grévistes et briseurs de grève plutôt qu’entre remplaçants noirs et grévistes blancs. L’historien Stephen Norwood met en lumière le fait que pendant d’autres grèves, à la même époque, les remplaçants noirs étaient menacés de lynchage par des foules blanches hostiles, mais que cela ne se produisit pas ici. Bien sûr, le syndicat essayait de décourager les remplaçants, mais il faut noter qu’il ne les condamna jamais en termes racistes et qu’aucun affrontement entre eux ne prit tel un tour.
Les wobblies se battaient aussi contre leurs rivaux de l’ILA. Quelques jours après le début du conflit, ce syndicat essaya de convaincre les gars de quitter les IWW pour le rejoindre. Ce à quoi les wobblies répliquèrent en prétendant que l’ILA essayait d’acheter les dockers avec de l’alcool ; et les meneurs avec des promesses de promotions professionnelles. Dempsey, un des représentants de l’ILA, déclara plus tard que « les IWW ont seriné à ces hommes l’idée que les dirigeants de l’AFL vendent leur organisation au plus offrant ». Mais les dockers restèrent loyaux envers les IWW, ce qu’ils résumaient ainsi, dans leur langage : « Leur petit jeu n’a pas marché…, car certains leur ont répondu en termes non équivoques qu’ils n’étaient pas bienvenus, et qu’ils devaient quitter la ville s’ils voulaient rester en bonne santé. Ils ne se le firent pas redire et fichèrent le camp. »
Il n’y a pas de preuve directe que la communauté noire – dans ses milieux d’affaires, politiques ou religieux – ait soutenu cette lutte, la Section 8 ou les IWW. Même si ces derniers combattaient clairement le racisme, la grève ne fut pas relatée par le journal noir local, la Philadelphia Tribune. D’ailleurs, celle-ci n’évoquait jamais les questions sociales ou syndicales. En dépit de la présence de nombreux Noirs dans la section, les leaders politiques ou religieux de la classe moyenne ne soutinrent apparemment jamais le syndicalisme. Quand la National Urban League (Ligue nationale urbaine – NUL) vint inspecter une section de l’ILA en 1928, son rapporteur estima que « les Eglises noires furent sollicitées, mais n’apportèrent aucune aide réelle, ni aucun encouragement [aux grévistes] ». Mais le fait qu’on ait dû aller chercher des jaunes noirs dans les villes voisines de Chester et Baltimore semble néanmoins suggérer que la communauté dans son ensemble soutint la grève. Et, en outre, il n’est pas certain du tout que les travailleurs noirs écoutaient les gens de la classe moyenne noire, comme le montrent de façon convaincante tant Robin Kelley que Brian Kelly. Qui plus est, Robert Gregg, auteur d’un livre passionnant sur les Eglises noires de Philadelphie au temps de l’Ere progressiste, expose, même avant la Grande Emigration, la diversité de la communauté, en termes de classe, de sexe, d’origine régionale, et surtout de religion – ce qui nuance largement la notion d’une communauté monolithique.
Les dockers reçurent un peu de soutien de quelques personnes extérieures. Quand on offrit à une équipe de chauffeurs des sommes élevées pour approvisionner en charbon un bateau coincé au port, certains, probablement des Hispaniques, refusèrent et réussirent à convaincre le reste de leur équipe de faire de même. Ce geste et d’autres du même genre montrent les progrès dans le secteur maritime du nouveau syndicalisme, pour lequel tous les travailleurs étaient des frères et des alliés. Le révérend George Chalmers Richmond, recteur de l’église épiscopale de Saint-John, soutenait les IWW, déclarant lors d’un meeting en juin 1913, qu’ils « ne doivent pas se soucier des lois, si en les violant, ils peuvent obtenir justice. Je ne suis pas certain de la valeur de cela, mais l’histoire montre que des grands martyrs ont violé les lois de l’Eglise, et qu’on leur a érigé des monuments ». Quand la grève fut terminée, un prêtre de l’Eglise épiscopale méthodiste africaine aurait déclaré qu’il « aimait les IWW parce qu’ils croyaient en l’homme noir ». D’autres soutiens vinrent de tenanciers de bars du voisinage qui refusaient de servir de l’alcool aux remplaçants, soutenant ainsi leurs clients réguliers, leurs parents, leurs camarades contre les « étrangers » amenés de Baltimore, Chester ou New York.
Comme les grévistes tenaient bon, on ferma le port. Le journal North American, tout à fait hostile aux IWW, titra en Une : « Les docks étouffent ; les grévistes ne veulent rien lâcher. » Des « centaines de cargaisons » et plus de vingt bateaux étaient bloqués, de 2,8 millions de boisseaux de grain s’entassaient sur les quais à Port Richmond et Girard Point. Du fait des deux grèves des dockers et des ouvriers des raffineries, pas un gramme de sucre n’avait été déplacé. Les rangs des grévistes étaient fournis, mais pour les renforcer, on avait dispensé tous ceux qui les rejoignaient de payer la maigre cotisation syndicale d’un dollar. Bientôt mille deux cents débardeurs de charbon et de minerai de fer cessèrent le travail. Sur les piquets, chaque homme portait un badge rouge marqué « IWW » et « Longshoremen Striker » (Docker gréviste) en noir. Il était prévu aussi une grande parade en présence des célèbres leaders wobblies Mother Jones et Bill Haywood (mais la grève s’acheva avant que ce projet puisse voir le jour).
Toutefois, les employeurs refusaient de céder. Leur porte-parole Young répétait que les transporteurs n’accorderaient pas d’augmentation et ne reconnaîtraient pas les IWW. Ils échangeaient des informations avec leurs confrères des autres ports, comparant salaires et conditions de travail, tous étant clairement sur une ligne de refus des IWW. Young les accusait d’être responsables de la grève, déclarant que sans leurs « machinations », les dockers accepteraient les 30 cents de l’heure déjà accordés. Il prétendait que la plupart des hommes voulaient reprendre le travail, mais qu’ils avaient peur des représailles. Il admettait cependant que la grève faisait un tort considérable au port.
Comme on refusait de reculer des deux côtés, la tension sur les quais éclata dans la nuit du 21 mai, quand des grévistes attaquèrent des briseurs de grève en plusieurs endroits. L’affrontement le plus violent, informait le Public Ledger, se fit « à coups de briques, de bâtons, de coups de poing et de revolver », opposant plus de cent grévistes à une cinquantaine de jaunes, et dégénérant bientôt en bagarre générale. Dans un mouvement immense de soutien du voisinage, un millier de personnes environ envahirent bientôt les rues, lançant des projectiles depuis les trottoirs et les fenêtres, et empêchant la police d’intervenir. Comme l’a noté l’historien Montgomery, « la forte concentration d’ouvriers dans les quartiers où la ségrégation était moins sévère transforma la lutte économique en mobilisation de quartier ».
Dans une autre « émeute des quais » opposant soixante-quinze jaunes et les policiers qui les escortaient à six cents grévistes et sympathisants, les femmes montrèrent que cette grève était à elles aussi. La police rapporta qu’elles lançaient « toutes sortes d’épithètes insultantes au camp antisyndical [et] étaient plus déterminées que les hommes ». Un groupe de vingt policiers chargea la foule, tirant des coups de feu en l’air, et la repoussant vers l’ouest (c’est-à-dire loin du fleuve). De nombreuses personnes furent arrêtées. Dans cette émeute comme dans d’autres, les femmes, très probablement épouses et filles de grévistes, se virent imputer la plus grande part de la violence par la presse. Un parallèle avec Barcelone a été dressé par Temma Kaplan, qui souligne que « les ouvrières jouèrent un rôle-clé à certains moments de la vie politique des rues dans la Barcelone du début du XXe siècle, parce qu’elles avaient le sentiment d’avoir des responsabilités particulières et en conséquence exigeaient des droits particuliers pour protéger leurs familles et leur communauté ».
Le 28 mai, les employeurs accédèrent à la plupart des demandes des wobblies. L’accord fut conclu par Fred W. Taylor, qui gérait une firme familiale de transport de grain, active à Philadelphie depuis 1869, avec une délégation de grévistes composée, de façon révélatrice, d’un immigré polonais, d’un Irlando-Américain et d’un Afro-Américain (leurs noms n’ont pas été retenus par l’histoire). On s’entendit sur la journée de dix heures, une majoration de 50 % des heures supplémentaires et du travail de nuit, et de 100 % les dimanches et jours fériés. Le salaire horaire, cependant, resta à 30 cents, somme qui était entrée en vigueur juste avant la grève, au lieu des 35 demandés par les grévistes. En complément, ceux-ci reçurent la promesse qu’aucune représailles ne serait exercée contre les syndicalistes. Le lendemain soir, la base vota à l’unanimité la reprise du travail. La Section 8 avait remporté sa première victoire.