Alle Macht den Räten !
Récits, exhortations et réflexions des acteurs des révolutions d’Allemagne (1918-21), rassemblés et présentés par Gabriel KUHN
Si les figures héroïques de Rosa Luxemburg et de Karl Liebknecht assassinés par la soldatesque et la sociale-démocratie sont bien connues en France, la suite de révolutions – malheureusement isolées – survenue en Allemagne après son effondrement militaire en novembre 1918 l’est moins. Gabriel Kuhn est l’auteur engagé de plusieurs ouvrages touchant à l’autonomie ouvrière et à l’anarchisme. Dans ce recueil paru initialement en anglais aux Etats-Unis, il a exhumé des textes révélateurs de la diversité politique des acteurs de ces soulèvements, en bonne partie inédits en français et émanant de militants peu connus – qu’il s’agisse de spartakistes centralistes, de délégués d’atelier révolutionnaires, d’anarchistes fédéralistes, ou encore de « bandits communistes » comme Max Hölz ou Karl Plättner. Par-delà leurs différences, tous partageaient l’espoir d’une société bâtie non plus sur le capitalisme meurtrier et le parlementarisme corrompu, mais sur la démocratie réelle et directe des Conseils de travailleurs, sur l’égalité politique garantie par l’égalité et la propriété sociales.
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Noske et l’ère des assassinats de camarades.
Karl Retzlaw – Ancien spartakiste (Extrait).
En 1918-19, le journal social-démocrate Vorwärts (En Avant !) en écrivait plus sur la soi-disant « terreur » exercée par la Ligue Spartakus que les journaux bourgeois eux-mêmes. Il n’y eut pas de « terreur ». Personne ne fut assassiné, rien ne fut pillé. Ce qu’on a appelé la « terreur » ne fut, d’une part, que le mécontentement et l’énervement ressentis par les masses ; et, d’autre part, que les quasi-quotidiennes manifestations et autres réunions politiques qui effrayaient le gouvernement. Certaines d’entre elles étaient organisées par les spartakistes qui voulaient empêcher le retour de la caste réactionnaire des fonctionnaires et des généraux du Kaiser, mais la plupart des rassemblements contre les coupons alimentaires, le chômage et les bureaux d’aide sociale étaient des manifestations spontanées d’une population qui demandaient de la nourriture, de quoi se chauffer, des médicaments, etc. Le gouvernement et les autorités locales, incapables de de satisfaire ces besoins causés par des problèmes quotidiens, expliquaient que tout irait encore plus mal si les spartakistes prenaient le pouvoir : dans ce cas, non seulement l’Entente intensifierait son blocus mais reprendrait aussi ses opérations militaires. La presse s’empressait de publier ces griefs. « Spartakus » devint un mot très péjoratif, synonyme de l’ancien « Sozi[alist] » et bientôt de « Juif ».
Après que les membres de l’USPD eurent démissionné du gouvernement, Ebert voulut se débarrasser du populaire chef de la police de Berlin Emil Eichhorn, qui appartenait aussi à ce parti, pour le remplacer par Eugen Ernst, membre du SPD. Eichhorn reçut une lettre de démission, mais refusa de la signer. Il fit valoir qu’il avait été nommé par le Conseil exécutif, seule instance à pouvoir le révoquer. Ernst et le nouveau maire de Berlin, Fischer, qui étaient venus en personne auu quartier-général de la police, durent en repartir de nouveau. Lorsque le peuple de Berlin apprit la nouvelle de la démission programmée d’Eichhorn, plusieurs milliers de personnes se rassemblèrent spontanément sur l’Alexanderplatz pour lui exprimer leur solidarité. C’était le dimanche 6 janvier 1919. J’étais l’un d’eux. Avec d’autres membres de mon association de jeunesse éducative, je rejoignis un gros cortège qui marchait vers la place. La foule grossissait rapidement à mesure que nous progressions vers elle
Devant le quartier-général, Eichhorn et des dirigeants de l’USPD s’adressaient à la foule. Tout le monde parlait de la scandaleuse diffamation portée par le Vorwärts. Les discours étaient couverts par les cris de : « Tous au Vorwärts ! ». Des milliers d’autres les reprirent. Immédiatement, une foule de plusieurs milliers d’hommes se forma –j’en étais– et se mit en route.
A l’entrée des bureaux du journal, il y eut une brève échauffourée avec des gardes, mais ils ne purent rien faire pour nous arrêter. Nous commençâmes à occuper les lieux. Les gardes furent renvoyés chez eux avec les employés. Aucune arme ne fut utilisée et personne ne fut tué. Par contre, à l’intérieur du bâtiment, nous trouvâmes tout un arsenal d’armes, légères et lourdes, depuis les pistolets jusqu’aux mortiers.
Personne ne saura jamais qui commença à crier : « Tous au Vorwärts ! » On construisit quelques théories sur de possibles agents provocateurs. C’est une possibilité. Mais ce put être aussi bien un manifestant en proie à l’excitation du moment et par l’énorme foule. C’est ainsi que se manifeste la spontanéité des actions de masse : à un moment, quelqu’un exprime avec des mots un sentiment partagé par tous. Ces choses surviennent dans les époques agitées. Il est incontestable que la marche vers le Vorwärts n’a pas été préméditée –en tout cas pas par le KPD qui venait de naître, ni par la Revolutionsausschuss (Comité révolutionnaire). Celui-ci avait été formé dans les premières heures du 6 janvier par Liebknecht, Georg Ledebour et Paul Schölze. L’occupation du journal s’est faite avant que ce Comité ait pu faire quoi que ce soit. D’ailleurs, il n’a rien fait d’autre que de déclarer le gouvernement d’Ebert illégal. Puis, il se dissout. Aucun de ces événements ne peut être correctement appréhendé par un esprit conservateur déconcerté par la défaite. Il était à peine surprenant que l’amertume des ouvriers trahis se dirigeât contre la presse. Celle-ci avait menti année après année, les avaient encouragés à partir se battre contre d’autres peuples, et maintenant elle demandait plaintivement que l’on respecte « la loi et l’ordre ». Pendant la guerre, les dirigeants du Vorwärts ont été les pires propagandistes, un trait typique des nouveaux convertis. Pour ne rien arranger, les journalistes qui avaient été démis par les militaires au début de la guerre n’avaient pas été réintégrés. Cela heurtait les sentiments des ouvriers de Berlin. Ebert et Scheidemann défendaient Friedrich Stampfer. L’aile gauche du SPD, qui plus tard forma l’USPD, considérait que le Vorwärts avait été confisqué par les militaires.
Après l’occupation du Vorwärts, les ouvriers commencèrent à investir tout le quartier de Zeitungsviertel, où la plupart des journaux berlinois étaient installés. Rosa Luxemburg et Leo Jogisches ne savaient rien de tout cela –ils n’étaient même pas au courant de la formation du Comité révolutionnaire. Aucune force révolutionnaire de l’histoire n’a emprunté un chemin tout tracé à l’avance, installant son pouvoir calmement et prudemment à chaque étape du processus. Au début, personne ne connaît à l’avance quelle sera l’étendue/quelles seront les limites de ce pouvoir.
La manière dont s’est déroulée cette occupation confirme que cette action n’a été ni planifiée ni organisée. Il y avait environ un millier d’hommes à l’intérieur et autour du bâtiment, en cette froide journée de janvier, qui discutaient de ce qu’il y avait lieu de faire maintenant. Je recherchai en vain quelque responsable. Au bout de quelques heures –il commençait à se faire tard–, je m’en retournai chez moi comme la plupart des autres manifestants. Debout depuis le petit matin, j’étais fatigué et j’avais faim.
Le lendemain matin, je retournai au journal et y rencontrai Karl Grubusch qui m’informa des événements de la nuit, notamment de la formation du Comité révolutionnaire et de l’occupation de tout le quartier de la presse. La publication du Vorwärts avait repris, avec en sous-titre « Organe du prolétariat révolutionnaire du Grand Berlin ». On me demanda de donner un coup de main. Je fus envoyé avec ma bicyclette avec pour mission de ramener au journal les typographes et les imprimeurs. La place de rédacteur en chef avait été attribuée à un homme pâle et long/raide : Eugen Leviné.
Les imprimeurs arrivèrent. Le papier ne manquait pas et la première édition du Vorwärts rénové parut le 7 janvier à midi. La première page contenait un appel qui commençait par ces mots caractéristiques du pathos révolutionnaire : « Ouvriers ! Camarades ! Tout le monde dans la rue ! La Révolution est en danger ! Vous devez prouver que vous êtes prêts à faire des sacrifices ! Confirmez ce que vous avez montré hier, à savoir que le prolétariat entier du Grand Berlin a la volonté de se dresser et de combattre pour la révolution !… » Pendant ce temps, Grubusch avait tenté d’organiser sérieusement la défense du bâtiment avec les ouvriers qui avaient passé la nuit au Vorwärts, ou qui, rentrés chez eux, étaient revenus le lundi matin. Je n’ai pas été retenu car je n’avais jamais tenu un revolver en main. Je passai néanmoins les nuits suivantes dans les locaux du journal, prêt à prendre ma part des combats contre les troupes gouvernementales si elles passaient à l’attaque. Je ne retournai chez moi que pour manger. Chaque jour, je faisais aussi plusieurs tours de ville à bicyclette pour observer les mouvements des troupes. Les préparatifs du gouvernement pour une attaque étaient déjà bien avancés. Les soldats traversaient Berlin, transportant des armes lourdes, dont des canons. Personne ne les arrêta/Il n’y eut personne pour les arrêter..
Les « qualités d’homme d’Etat » attribuées à Ebert et à Noske consistaient à transférer leurs prérogatives à de soi-disant experts. Ceux-ci faisaient tout en conformité avec leur militarisme professionnel. Leur vengeance contre les ouvriers allemands fut aussi sévère que les guerres qu’ils conduisirent contre les Herreros, les Belges, les Russes, les Français et les autres. La phrase selon laquelle « les Allemands ne tuent pas les Allemands » ne signifiait rien pour Ebert, pour Noske et pour les officiers de l’armée. Si l’occupation du Vorwärts s’était faite sans effusion de sang, la confusion et la faiblesse que nous montrâmes ensuite nous fut fatale. Grubusch tenta bien de coordonner la défense du bâtiment, mais il n’avait que peu d’autorité. La moindre des mesures envisagées était discutée pendant des heures par un aréopage informel de 20 ou 30 personnes. Lorsque certains demandèrent que des gardes soient placés dans les salles des machines pour prévenir des actes de sabotage, cela fut fait. Et, de fait, les machines restèrent intactes. Mais, en même temps, d’autres mesures de sécurité plus urgentes n’étaient pas prises. Par exemple, lorsque quelqu’un suggéra de pratiquer des ouvertures dans les murs des caves pour pouvoir se protéger en cas d’attaque au canon, la proposition fut rejetée. Les occupants les plus naïfs refusèrent de croire en cette possibilité jusqu’à ce que les balles commencent à frapper le bâtiment. Grâce à ses machines intactes, le Vorwärts put ainsi reparaître sous son ancienne forme juste un jour après que les troupes de Noske eurent repris le bâtiment. C’est dans cette édition que sera publié l’infâme « poème » appelant au meurtre de Liebknecht et de Luxemburg.
Il ne fallut que peu de jours au gouvernement pour rassembler dans les camps d’entraînement militaire de Wünsdorf-Zossen et de Döberitz les troupes qui devait exécuter cette attaque. Dès le jeudi, tout le quartier autour du journal fut isolé du reste de la ville, bien que sa traversée restait autorisée. Aux coins des rues, les soldats avaient installé des faisceaux de fusils et de mitraillettes. Les passants étaient fouillés pour voir s’ils ne portaient pas d’armes. Tout cela se passait sous les yeux du million d’habitants de Berlin, la plupart d’entre eux demeurant passifs. Si de larges segments de la population avaient été vraiment révolutionnaires, ces troupes auraient pu être facilement désarmées. Une partie de mon travail consistait à rester en contact avec le bureau clandestin du Comité central du parti. Je m’y rendais une fois par jour. Vendredi, Mathilde Jacob me dit de la part de Rosa Luxemburg que je devais accompagner Leviné depuis le Vorwärts jusqu’à une réunion importante du Comité central avant que la nuit tombe. En me rendant vers le journal, je notai que les troupes s’étaient avancées de quelques pâtés de maison et avaient resserré leur étreinte. Je n’avais pas d’armes sur moi, aussi tâchai-je d’avoir l’air aussi innocent que possible, jusqu’à ce que j’arrive à destination. Vu les dimensions de l’édifice, il me fallut longtemps pour trouver Leviné. Après avoir fait part à ses collègues du message du Comité central, il me vint avec moi, comptant revenir ici dans la soirée. Mais, déjà, il faisait nuit. Je conduisis néanmoins Leviné à la réunion prévue. De là, je rentrai chez moi pour manger et mettre quelques affaires en ordre, au cas où je serai empêché d’y revenir si le combat, qui semblait maintenant inévitable, se déclenchait. Je n’avertis pas ma mère de mes intentions, lui laissant simplement un petit mot. Je repris la route du Vorwärts pour la dernière fois. Sur ma route, je fus arrêté plusieurs fois mais toujours autorisé à repartir. Il était minuit lorsque j’arrivai au journal. Leviné ne revint jamais. Au petit matin, le combat inégal s’engagea. Il se conclut au bout de quelques heures par notre reddition. Les gouvernementaux avaient progressé de tous les côtés vers le bâtiment à la faveur de l’obscurité. Ils avaient positionné mitrailleuses, canons et mortiers à des distances de trois ou quatre cent mètres. Les tireurs d’élite s’étaient installés entre les cheminées des toits des maisons voisines. Ils avaient une vue imprenable sur l’intérieur du Vorwärts, avec ses grandes fenêtres, et sur les cours des alentours. Tous les défenseurs faisaient ainsi des cibles faciles. Rapidement, plusieurs de nos hommes furent tués ou sévèrement touchés –à ce moment, nous n’avions encore jamais vu quiconque faire feu dans nos rangs. Nous réalisions, à notre consternation, que le journal n’était pas occupé par une troupe de combat disciplinée. Il paraissait évident que beaucoup d’occupants n’avaient jamais cru à un assaut sanglant. Mais, maintenant, il était trop tard pour fuir. Certains cherchèrent à se cacher dans les caves ou derrière les rouleaux de papier de l’imprimerie. Nous espérions encore que les ouvriers de Berlin viendraient à notre secours.
Depuis quelques jours, des rumeurs avaient couru parmi les occupants selon lesquelles ceux-ci se préparaient à prendre les troupes de Noske à revers. On voulait vivement le croire. La nuit qui précéda l’attaque, on vint encore nous dire que les ouvriers des usines Schwarzköpf et un millier d’hommes de Spandau étaient en route pour nous aider. A plusieurs reprises, nous crûmes discerner des signaux sonores venant de derrière les troupes de Noske. Mais ce n’étaient que des illusions.
Par ce récit, je ne veux discréditer aucun des hommes qui furent au Vorwärts ce jour-là. Plusieurs d’entre eux étaient probablement encore des sociaux-démocrates au début de l’occupation. Ils n’avaient aucune expérience du combat révolutionnaire, mais étaient réellement choqués que leurs camarades de parti au gouvernement les attaquent d’une manière aussi impitoyable, inédite en Allemagne depuis 1848. Jadis, le Kaiser Guillaume II avait évoqué la possibilité que les soldats aient à tirer sur leurs pères et mères, mais il n’avait jamais ordonné de le faire. Les sociaux-démocrates Ebert et Noske le firent.
Seule une poignée d’hommes courageux répondit au feu des assaillants. Ils se battirent avec une telle fougue que les gouvernementaux n’osèrent pas lancer un assaut frontal. Je transportais sans cesse des munitions et de l’eau d’une pièce à l’autre. Les seules armes et balles dont nous disposions étaient celles que nous avions trouvées sur place.